Une mouche peut piquer parfois. Même en pliant chaussettes et calbutes, dos à la fenêtre grande ouverte sur le bruit de la rue et le bleu du ciel.
Puce et Brina bullent dans le canapé en froissant des tartines grandes comme leurs avant-bras. Petit-déj à midi et demi. Ça pue la journée pyjama à plein nez.
Chaussettes : dans la boîte à chaussures à chaussettes. Calbutes : sur le tas correspondant. Soudain, un picotement dans la nuque. Sec, rapide. De ceux qui font écarquiller les yeux dans la tête. Et qui altèrent le comportement. un contrôle s’impose :
Quelques minutes pour s’équiper, récupérer un sac à dos, y fourrer une gourde et un appareil photo. Et filer.
Une méchante envie de se coller des lunettes de soleil sur le pif.
Dehors, sur le trottoir, Kakoueta accuse le coup. Les dernières semaines, peu de trajets. Utilitaires pour la plupart. Pas de quoi siffloter la neuvième de Beethov’. Les intempéries et l’inactivité l’ont un peu terni. Mais tout est à sa place : les quatre cylindres, le collecteur d’échappements, les pots à la sonorité contenue et veloutée. un son de casserole au réveil, le temps de chauffer. Les deux rétros tout ronds, les deux compteurs tout ronds, les clignos en ogive. Le fin liseré gris sur la peinture noire du réservoir. Cet engin ne prendra jamais de ride. Et elle démarre au quart de tour. Avec le starter à bloc, comme sur la R5 de man-man.
Poser le cul sur la selle. Coincer le plastron sur le nez en glissant le casque. Enfiler les gants, coincer les manches dans les manchons.
Et glisser.
Ces putains de lunettes.
Sur le pif XXL.
Coup d’oeil au ciel. Le bleu peine à trouver sa place entre les bâtiments. Patience…
Franche pression sur le sélecteur, du bout du pied. Le claquement de la première arrache toujours un sourire. Le premier rapport enclenché, c’est une promesse de ballade. La bande-annonce d’un road movie. Desserrer la main gauche. Essorer délicatement l’accélérateur de la main droite. Sentir les presque trois cents kil’ du mini-convoi moto-motard s’arracher à l’immobilité. Le reste n’est que douce vibration.
Sur le périph’, le traffic est dense mais fluide. Remontées de file à intervalles réguliers entre les boîtes à roues chargées des vacanciers compressés. Quatrième en souplesse, coup de trois si nervosité exigée, aller chercher la cinquième quand les distances de sécurité s’allongent. À l’approche de la jonction avec l’A4, se rabattre progressivement jusqu’à la voie de droite. Patienter gentiment jusqu’à la sortie, une double voie. Filer sur celle de gauche, prendre la courbe en quatrième en dépassant les caisses qui tiennent leur droite tant bien que mal. Ce virage, qui s’engouffre dans un tunnel, fait peur à bien des gens. Peu de visibilité, des irrégularités sur le bitume, des flaques après une grosse pluie. La solution: aller poser les yeux là-bas, loin. Imaginer ce loin lorsqu’il est planqué derrière un mur. Et la lumière revient en grimpant sur l’A4. Ici, comme sur le périph’, comme toute la journée partout ailleurs, des montures. Plus d’un voyou a aperçu le bleu du ciel entre les immeubles au réveil et s’est décidé à faire cracher un peu les cylindres et user la gomme des pneus. Des solistes sur des fers rugissants, des louloutes sur des Ducat’ Monster, des duos sur des trails Béhème à papa, des pré-retraités sur des customs rutilants, des bandes de potes qui font un bruit de tonnerre en traversant des bleds à deux à l’heure… Les deux roues motorisés de cylindrée supérieure à 125cm3 sont de sortie. Pétarades, grognements et rugissements à tous les coins de rue, sur toutes les routes, à tous les virages. Ce rayon de soleil et ce bout de bleu instaurent une journée non officielle de l’arsouille hivernale.
Sur l’A4, tranquille ballade malgré la surpopulation. La tête vagabonde, les bras s’assouplissent, la bedaine, les hanches et les jambes maintiennent sereinement le cap. Plus loin, le tracé autoroutier fait alors son offrande, son minuscule cadeau grand comme le monde. L’accès qui mène à la Francilienne est un virage à droite en deux temps: une première courbe tranquille, une seconde plus prononcée qui nécessite, pour bien faire, de se déporter légèrement sur la gauche avant de serrer la corde puis redresser tranquillement et se glisser dans le flux de la N104 — la Francilienne. Eh bien là, à cet endroit-là, ce jour-là, à cette heure-là, avec ce temps-là, au moment précis où la bécane est la plus inclinée, que les roues frôlent le marquage blanc de la bande d’arrêt d’urgence, que le regard va se perdre loin là-bas vers l’infini, le soleil pète son plus beau rayon de la journée. Rien. Une ânerie insignifiante. Les yeux se plissent brutalement, une banane vient déformer le visage. Réactions physiologiques à la toute puissante lumière. L’immortalité fait peut-être cet effet-là.
Sur cette route-là, le sentiment est toujours singulier. Une sorte de tension constante, même en cas de traffic fluide. La N104 n’est que rarement rectiligne. Toujours en courbe. Avec des camions qui se prennent pour des coupés sport, des breaks familiaux qui se prennent pour des F1, des Twingo qui se croient seule sur la route. Sur cette route, personne ne se met à distance de sécurité, tout le monde se colle au train. En bécane, une sérénité de moine shaolin en grand écart entre deux parpaings est nécessaire pour aller récupérer l’A5, une autoroute où il fait bon rouler car peu utilisée.
Kakoueta est un roadster. Une moto dépourvue de carénage ou de bulle de protection contre le vent. Deux roues, une selle pour poser un cul, un moteur tranquille et fiable, un réservoir et un guidon. Rien de super bandant. À partir de 110 km/h, des efforts modérés de l’abdomen et du cou sont nécessaires pour se maintenir droit. À 140 km/h, le buste part en avant pour lutter contre la force de l’invisible. En passant les 150 km/h, une vibration apparait, les mains collées aux poignets, il faut contenir le guidonnage. À 160 km/h, le pantalon vient fouetter méchamment les mollets. À 170 km/h, il est préférable de coincer son nez entre les deux compteurs tout ronds. À 190 km/h, le rétroviseur droit abandonne la lutte: le boulon ne tient plus la pression, le miroir rentre vers l’intérieur de la moto. À partir de 200km/h, l’aiguille de la jauge à essence est soumise à un phénomène mécanique implacable: elle baisse à vue d’oeil. Et Kakoueta hurle. Et le monde n’est plus qu’un point à l’infini. Bien peu de choses, finalement.
Sortie 700m
Couper les gaz, laisser la vitesse se réduire, contrebraquer en douceur à droite. Panneaux de limitation incitant au ralentissement. 90, 70, 50. Tomber la quatrième, laisser rugir le frein moteur, troisième, rugissement, contrebraquage pour une immense boucle à 270° avant de récupérer une départementale. Qui vient mettre en valeur un truc qui saute au yeux depuis le départ. Ce truc rince les mirettes en titillant le cristallin du globe oculaire qui part en vrille en faisant le point dessus. L’horizon. Aussi appelé là-bas, loin. Une journée comme celle-ci sert aussi à cela : faire respirer les yeux. Faire la mise au point sur l’infini. La destination, lorsqu’il y en a une, ne sert que dans les conversations avec tierces personnes non-initiées. Faciliter un dialogue pour éviter d’avoir à s’embourber dans des considérations fumeuses. Les bons mots ne sortent jamais au bon moment. Quand bien même, ils n’auraient peut-être pas l’effet escompté. Faire comprendre.
Le trajet est le voyage. Le trajet est la destination.
Une interminable ligne droite entrecoupée de rond-points fend des champs vides. Au bout d’un certain temps, le décor n’est plus qu’un point de fuite. Un droite-gauche serré contourne un gros talus supportant une vieille église. Une route passe sous un viaduc. Une vieille voie bitumée offre de se perdre vers des villages où personne ne va sauf celles et ceux qui y vivent. Un panneau STOP
dissimulé fait bloquer la roue arrière l’espace d’un instant. Un arbre planté sur un vallon. La pointe des pieds en tension sur les cale-pieds. Le gros orteil gauche va chercher ou tomber les rapports. Main droite et pied droit dosent le freinage si besoin. Chevilles, genoux et cuisses se calent au chaud contre la cylindrée, encaissant les vibrations. À chaque virage, hanches et bras travaillent pour basculer l’ensemble mais garder le buste perpendiculaire à la route. Une longue pente plonge dans une cuvette et offre les nuages qui se font menaçants en fin de journée.
Le trajet est le voyage. Et le retour se fait de nuit. Quand la pluie s’en mêle, des micro-éclairs scintillent là tout devant : des gouttes, prises en flag’ par la lumière du phare, tracent pleine balle avant de s’écraser dessus. La nuit, les grands axes routiers surchargés vendent du kiff oculaire gratos. Les phares blancs aveuglent, les phares rouges hypnotisent. Au milieu des deux trainées de lumière, il faut trouver sa voie. Sur l’A4, la tonne de bouchons vient altérer la conduite. Un embouteillage n’est que rarement statique, figé. Le plus souvent, c’est une grosse bestiole à mille pattes qui se ratatine à certains endroits, s’étire à d’autres. Selon le degré de ralentissement et le taux de compression de la bébête, se faufiler ou se caler sur une voie. La troisième vitesse est le meilleur rapport. De la nervosité en réserve, sans la violence des deux premiers. S’autoriser un slalom pour éviter une mauvaise surprise. Contenir l’allure pour éviter un trop grand écart entre vitesse de la bestiole à mille pattes et vitesse du microbe à deux roues. Même dans ce genre de tunnel, regarder là-bas, loin. C’est qu’il est con, l’œil (même en paire): en regardant loin, il a conscience de ce qui se trouve avant. En regardant le bout du nez, peu de chances de savoir ce qui vient après.
Regarder loin, donc. Toujours.
À l’approche de la connexion avec l’A86, à Nogent-sur-Marne, le pourquoi de la bébête à mille pattes : feux de détresse et triangle réfléchissant. Une boîte à roues a bisouté le cul d’une autre sur la voie de gauche. Bonne idée. Comment flinguer dix bornes d’autoroute par promiscuité routière excessive. Allure tranquille ensuite. Comme souvent, la jonction A4-périph’ a une gueule de sortie d’iPhone à l’Apple Store Opéra. L’impression que tout le monde est là depuis la veille sans avoir bougé d’un pas. Sur le périph’, un panneau lumineux.
PORTE DE BAGNOLET: 6MIN
Il en faudra une bonne dizaine avant l’arrêt de Kakoueta sur le parking. Quand une moto refroidit, elle crépite et elle claque. Les petits bruits secs de l’acier qui souffle après avoir bossé. En quittant la selle et en tombant le casque, tout n’arrive pas toujours dans cet ordre mais tout arrive : léger bourdonnement dans les oreilles, flexion des doigts pour lutter contre l’engourdissement, démarche flottante malgré les genoux un peu raides, paupières qui clignent pour rappeler les cristallins à l’ordre. Plus près, plus près, pas loin, là-bas.
À la maison, Puce et Brina ont fini leur p’tit-déj (il est presque dix-neuf heures) mais n’ont pas quitté le canapé.
Alors, c’était bien ? T’es allé où ?
Les bons mots ne viennent jamais au bon moment.