Négocier un rencard avec Pablo n’est pas chose aisée. Parce que Pablo est entouré. D’amis, de ventouses, de parasites… De bien des satellites qui ne laissent pas approcher l’astre de lumière qu’il est. Quand bien même on obtient l’entrevue, il va ensuite falloir le convaincre. Le séduire. L’animal a du répondant, il en voit défiler des têtards qui se prennent pour Doisneau.
Fin 1948, Gjon Mili, albanais d’origine, photographe autodidacte qui travaille pour les plus gros magazines d’actualité des États-Unis, se voit refiler une commande par l’un d’entre eux, LIFE.
Des photos de Pablo. Mais jolies.
Merci du cadeau. Gjon bataille et obtient son rencard en janvier 49. Enfin presque. Il doit d’abord se farcir une petite visite de courtoisie, à Paris, avec le neveu de Pablo, Javier Vilato.
Saint-Germain. Le cul posé sur une banquette de brasserie. Pas de terrasse, le mois de janvier n’est guère propice. Javier blablate, Gjon hoche la tête. Ce jour-là, Javier est au top de sa verve. Dans son laïus, il n’hésite pas à citer son oncle.
Pour peindre, tu dois fermer les yeux et chanter.
Petit conseil avisé de l’astre à son neveu qui rêve de fresques, de chefs d’oeuvre et de vernissages avec open bar au champagne. Petit conseil avisé qui résonne comme une cloche de cathédrale dans la caboche du sieur Mili.
Un beau matin de 1949, Gjon s’installe dans le train, direction le sud de la France, à la rencontre de Pablo. Il ouvre sa vieille sacoche qui contient ses clichés.
Quand on fait des choses et qu’on doit les montrer à quelqu’un, on fait un tri. Pour ne garder que ce qui pourrait susciter l’intérêt. Gjon ne montrera qu’une toute petite série de clichés d’une patineuse, Carol Lynne, qui fait des cabrioles. Seule, dans la pénombre. Dessinant des arabesques à l’aide des lampes fixées à ses patins. L’un de ses clichés a fait la couverture de LIFE.
C’est sur la plage de Vallauris, où Pablo est en short, les mains dans les poches, regardant la mer, que Gjon a rendez-vous la première fois.
Il sort les photos, les tend à Pablo. Qui, quelques minutes plus tard, s’en tape le cul par terre. Le mec est scié sur place. Rendez-vous est pris pour le lendemain dans une des nombreuses poteries de ce bled mondialement connu pour la qualité de ses céramiques.
Ce que Pablo ignore: cet énième têtard travaille depuis plus de dix ans avec Harold Eugene Edgerton, professeur au MIT. Ensemble, ils travaillent à tous les procédés qui permettent, d’une façon ou d’une autre, de capturer le mouvement en photographie. De le retranscrire.
Stroboscopie, synchro lente, longue exposition… Ils triturent, maltraitent, mettent au point des techniques aujourd’hui assimilées. Mais à l’époque, c’est de l’expérimentation pure et dure. Le scientifique étudie le mouvement, le photographe le sublime.
Ce jour-là, dans la poterie, on éteint la lumière. L’obturateur s’ouvre, un homme s’affaire avec une torche, le flash crépite et immortalise la scène.
Pour peindre, tu dois fermer les yeux.
Intérêt scientifique, réussite esthétique. Quand Pablo est devant l’objectif, on en est presque à caresser du bout des doigts l’inexplicable processus créatif.
Le Light Painting est né dans la pénombre.