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La gueule de l’emploi

Portraits crachés

Les visages dans la peau

Jacques a choisi un costume sombre, aux rayures discrètes, et une chemise en satin unie. Il a opté pour une cravate noire à motifs discrets mais réguliers. Il s’est fait un grand lavement à l’Earl Grey au petit déjeuner, avec deux biscottes beurrées. Il a mis du sent-bon sous les bras ; croqué une pastille de menthe sur le pas de sa porte. Il a souri à une jeune femme au front droit, au nez prononcé et aux lèvres charnues. Elle a rougi, n’a pas daigné répondre à son sourire — un peu trop vieux à son goût, a-t-elle pu penser. Il a maintenu son élan.

Il a fait un détour par les Victoria Embankment Gardens, un parc tout en longueur, propret, so british, épousant la courbe de la Tamise. Sur l’autre rive, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, Waterloo Station, avec ses milliers de voyageurs en transit chaque jour, aux visages si parlants qu’il s’y enivre chaque fois qu’il y passe.

Il a fait ce détour pour voir des gens. Des visages souriants ou des mines plombées. Des fronts plats, des nez écrasés, des yeux bridés ou en amande, des lèvres fines, d’autres charnues, des sourcils fournis ou finement dessinés. Il a bifurqué au pied de la statue de Robert Raikes, le philanthrope aux pommettes saillantes et au visage rondelet, pour s’engouffrer dans Carting Lane, une impasse pour automobiles qui finit en escalier pour piétons débouchant sur l’A4 Strand, une grosse artère animée et bruyante. Voitures au pas, sourcils froncés, bus bondés, lèvres pincées, taxis coincés, front plats, boutiques achalandées, fossettes saillantes, piétons en pagaille, yeux ronds, pas légers, sourires radieux, bousculades accidentelles, mentons élancés — des échantillons d’espèce humaine occidentale dans son habitat naturel.

Dans l’impasse du Savoy Hotel, il s’est arrêté un instant. La façade l’imposait. Le luxe fait parfois cet effet-là. Il a repris sa marche, est entré dans le hall puis a directement filé dans la salle de réception réservée pour l’occasion. L’équipe de John Waddington Ltd, sa maison d’édition, était déjà là avec tout le matériel, tout comme les gars du Police Planning qui ont contribué.

Mais c’est son bébé, c’est lui qui va assurer le spectacle devant les journaleux, les pontes de Scotland Yard et quelques hommes politiques dont James Callaghan, Secrétaire d’État à l’Intérieur, qui sera nommé Premier Ministre six ans plus tard.

Portraits robots

Le spectacle ? Jacques Penry, psychologue depuis plus de 30 ans, amateur de lavements à l’Earl Grey et de balades dans les parcs, présente le Photo-fit, un système d’identification faciale de suspect, en s’appuyant sur la mémoire des témoins oculaires d’un crime, à partir d’éléments de visages photographiés séparément.

Photo-fit 1.0Photo-fit 1.0

Un joujou qui peut aider des enquêteurs à identifier plus efficacement des criminels, des margoulins et des voyous, vante Penry tout en réalisant une démo en temps réel sur un Photo-fit XXL créé spécialement pour la conférence de presse.

Jacques assure le showJacques assure le show

Jacques potasse ce sujet depuis plus de 30 ans : il oscille entre psychologie, anthropométrie1 et phrénologie2. Il a mélangé le tout, laissé mûrir, puis enchainé les bonnes idées bien pourraves au fil des décennies.

En 1939, Jacques Penry publie How to read character by the face3. Le mec a théorisé sur les biais pour dire que c’était super de juger quelqu’un à sa tête. On tient un champion, là.

Jacques, plongé dans ses théories foireuses, en 1952Jacques, plongé dans ses théories foireuses, en 1952

La même année, suite à la publication de son torchon ouvrage, les actualités Pathé, impressionnées par ses théories, l’invitent à étaler sa science comme de la mauvaise confiture sur la tartine-pelloche de la caméra, preuves sur pattes à l’appui.

Un an plus tard, en 1940, en pleine Seconde Guerre Mondiale, Waddy productions met en vente Physogs, un jeu de société proposant de réaliser le portrait d’une personne à partir de traits de caractère listés sur des cartes. Un divertissement de bon goût en ces périodes d’antisémitisme et haine de l’autre accrus.

Avec Physogs, apprends à faire du délit de faciès. Rires et jugements à la hâte pour toute la familleAvec Physogs, apprends à faire du délit de faciès. Rires et jugements à la hâte pour toute la famille

Mais là, en cette fin de matinée du 22 avril 1970, fini les bouquins aux relents de psychologie de comptoir, les pitreries devant la caméra et les jeux de société pour les ploucs, le gars Penry tient un truc. Un vrai. Une application pratique. Exploitable, exportable. Utile, se risque-t-il à penser. Il le sait, il le sent, il enchaîne les démos jusqu’au bouquet final devant le parterre d’encravatés extatiques : un portrait robot de Callaghan himself, le Secrétaire d’État à l’Intérieur, le vrai poids lourd du jour — les autres sont là pour la déco.

James Callaghan, le poids lourd du jourJames Callaghan, le poids lourd du jour

Zip-zap les yeux, zip-zap une paire de lunettes, zip-zap un nez, une bouche, un menton, une chevelure et BOUM — portrait robot du Secrétaire. Tout le monde est gentiment sur le cul.

Jacques et le portrait robot du poids lourdJacques et le portrait robot du poids lourd

La conférence de presse marche du feu de Dieu. Les pontes de Scotland Yard ont la demie-molle de circonstance en voyant la chose sous leurs yeux, le gars Callaghan se dit qu’il tient là un truc qui pue le progrès et la modernité, les loulous de la maison d’édition John Waddington Ltd sont à deux doigts de se rouler des pelles dans la salle de réception du Savoy Hotel — pudeur et crainte de la puante homophobie caractérisant leurs congénères les en empêchent in extremis. Bref, tout le monde est bien bien chaud, en partie grâce au vin blanc du buffet.

Avec Photo-fit, toi aussi ressemble à un criminelAvec Photo-fit, toi aussi ressemble à un criminel

Photofit de J. BennettPhotofit de J. Bennett

Commercialisé en septembre de la même année, le premier portrait Photo-fit diffusé publiquement sera montré dans l’émission de télé Police 5 le 22 octobre 19704 et mènera à l’arrestation de John Bennett pour le meurtre de James Cameron à Islington, Londres.

Difficile de faire mieux comme publicité gratuite.

Dans la foulée, le carnet de commandes de la maison d’édition s’épaissit comme la bedaine d’un homme occidental moyen passé la quarantaine. Rapidement, des kits se retrouvent dans nombre de postes de police du Royaume-Uni. Le système de classification des éléments de visages — fronts, yeux, bouches, mentons, etc. — facilite la circulation des informations entre les différentes antennes : inutile de faire circuler le portrait, il suffit de transmettre les numéros de chaque élément utilisé pour recréer un même portrait robot avec n’importe quel kit. Quelques années plus tard, le kit est mis à jour pour proposer d’autres origines ethniques, ou encore élargir l’éventail des coupes de cheveux.

En avril 1973, une très sérieuse et très chiante revue dédiée au travail de police scientifique, le Journal of Forensic Scientific Society, présente et fait l’éloge du système mis au point par Jacques Penry.

Article paru dans le très sérieux et très chiant Journal of Forensic Scientific Society en avril 1973, Volume 13, Issue 2

La même année, Penry fait une demande de brevet de son système aux États-Unis. Le brevet sera déposé officiellement en 1977. Et le dispositif vendu également aux États-Unis, de fait.

Le brevet déposé en 77 aux États-Unis

Au cours des années 80, le Photo-fit perd progressivement de sa superbe. Les portraits réalisés avec ce système se révèlent d’un telle imprécision qu’ils ne permettent que trop rarement d’identifier des personnes, voire sont souvent contre-productifs. En 1988, E-Fit, une version informatique, plus précise, plus fine, fait son apparition en Grande Bretagne et enterre définitivement l’outil approximatif de Jacques Penry.

Lointain cousin

Le Photo-fit de Penry est venu supplanter l’Identi-Kit de Smith & Wesson, le fabricant d’armes, utilisé par les polices états-unienne et britannique dans les années 60. Mais, basé sur des croquis et non des photos, son imprécision était pire encore que celle de son successeur, même si son utilisation a mené à des arrestations.

Identi-kit d’Edwin Bush, qui a assassiné une vendeuse, Elsie Batten, à Londres, le 3 mars 1961. Ce portrait robot a permis son arrestation une semaine plus tard.Identi-kit d’Edwin Bush, qui a assassiné une vendeuse, Elsie Batten, à Londres, le 3 mars 1961. Ce portrait robot a permis son arrestation une semaine plus tard.

En réalité, le photo-fit de Jacques Penry est un lointain cousin du Portrait parlé mis au point par Alphonse Bertillon au début du XXème siècle, méthode enseignée à la police parisienne de l’époque pour faciliter la description des malfrats dans les archives.

Cours de portrait parlé, début du XXème siècleCours de portrait parlé, début du XXème siècle

Pour mettre au point cette méthode, Bertillon avait créé un Tableau synoptique des traits physionomiques, une sorte de tableau de Mendeleïiev des gueules de voyous. Un siècle de macération plus tard, on en est toujours au contrôle au faciès à Châtelet-Les-Halles. Le progrès avance à son rythme.

Tous des gueules d’escrocTous des gueules d’escroc

Pour l’anecdote5, c’est ce même Bertillon qui a mis au point quelques années plus tôt, en 1879, une technique qui porte son nom, le bertillonnage : une analyse biométrique accompagnée de photos de face et de profil. La photo d’identité judiciaire, ou mug shot pour les anglophones, en est la trace contemporaine persistante.

Bertillonnage d’Alphonse Bertillon réalisé par lui-même en 1912 à des fins de formationBertillonnage d’Alphonse Bertillon réalisé par lui-même en 1912 à des fins de formation

Comment mesurer un criminelComment mesurer un criminel


Autoportraits robots

Avance rapide vers le XXIème siècle. Plus personne ne juge une personne au faciès depuis bien longtemps. Biais cognitifs et racisme sont enseignés dans les cours d’histoire, comme un reliquat un peu gênant du passé.

Humpfrey, portraitisteHumpfrey, portraitiste

En 2007, pour le supplément week-end de The Guardian, le photographe Gilles Revell, le graphiste Matt Willey et le journaliste Philip Oltermann s’associent pour un projet singulier – Photofit : Self-portraits.

Edmund, modèleEdmund, modèle

Leur idée est simple : ils demandent à 14 personnes aux métiers très différents de réaliser un auto-portrait.

Anne, portraitiste robotAnne, portraitiste robot

Il y a trois contraintes :

  1. ne pas avoir de portrait de soi sous la main ;
  2. ne pas avoir de miroir à disposition ;
  3. utiliser un Photo-fit de Jacques Penry, sur lequel les auteurs du projet ont mis la main.

Beryl, écrivaineBeryl, écrivaine

Chaque personne est libre d’y passer le temps qu’elle estime nécessaire, ainsi que d’utiliser feutres ou ciseaux pour affiner le travail.

Duncan, tatoueurDuncan, tatoueur

Gilles Revell photographie ensuite les personnes dans son studio, sur fond neutre, tandis que le journaliste les interviewe.

Marc, directeur généralMarc, directeur général

Le résultat : des auto-portraits crachés.

L’intégralité du travail (portraits & interviews) publié dans The Guardian

En savoir plus sur toutes ces histoires :


  1. Technique de mensuration du corps humain et de ses différentes parties↩︎

  2. Étude du caractère d’un individu, d’après la forme de son crâne↩︎

  3. réédité en 1952 sour le titre How to judge character from the face↩︎

  4. ou novembre, les sources diffèrent sur la date↩︎

  5. mais ce billet n’est-il pas qu’une succession d’anecdotes, finalement ?↩︎

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