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Fruit suspendu 2/2:
La légende

La plus belle chanson du XXème Siècle a vu le jour grâce à la photo abjecte d’un moment ignoble

La première partie de l’histoire est là →

Le cliché de Lawrence Beitler a plus de succès que ses traditionnelles photos d’identité. Elle circule. Lentement mais sûrement. Elle met cinq ans pour atterrir dans les mains d’Abel Meeropol, professeur au lycée DeWitt Clinton de New York, qui la voit dans un magazine. À l’époque, 70% des victimes de lynchages sont noires de peau. Les 30% restants sont le plus souvent communistes ou syndicalistes, guère appréciés dans le pays de la liberté. Et Abel est une pourriture de communiste, membre d’un syndicat d’enseignants. Deux bonnes raisons de faire partie des 100% se balançant au bout d’une corde.

Cette photo l’obsède. La nuit, il n’en dort pas. Le jour, il en rêve. À ses heures perdues, Meeropol écrit des poèmes sur les murs de son appartement ou bien encore sur du papier à l’aide de sa plus belle plume. Pour tenter d’apaiser son esprit dérangé par l’image de ces cadavres suspendus, il saisit ladite plume et couche sur ledit papier un court poème intitulé Strange Fruit. Qu’il publie en 1937, sous le pseudonyme de Lewis Allan, dans The New York Teacher et New Masses, deux revues très en vogue parmi les intellos gauchos de l’époque. Le texte plaît, il est progressivement diffusé. Abel le met en musique et accompagne au piano sa femme qui le chante dans quelques réunions très privées. En 1939, Abel se rend au Café Society, l’un des rares clubs new-yorkais non-ségrégationniste. Endroit prisé par une certaine tranche de la population, dont Abel fait partie. Un endroit où les règles diffèrent — la tolérance y est de mise. Parmi les artistes programmés régulièrement, il y a une femme qui chante le blues, Billie Holiday.

Fin du spectacle, le rideau se baisse. Abel va alors à la rencontre de la chanteuse, le texte et la partition sous le bras. Et l’amère saveur de ces fruits étranges — ces cadavres légèrement balancés par la brise d’été — fait grincer Billie des dents. Il n’est pas question ici de nostalgie, de tristesse ou de mélancolie. Mais bien d’un profond dégoût, d’une violente colère. D’abord réticente, elle finira par accepter de l’interpréter, convaincu par Barney Josephson, propriétaire du club, très actif dans le mouvement pour les droits civiques. La réaction qui suit sa toute première interprétation finit de la convaincre de la puissance du morceau.

Chair de poule collective. Le public ose à peine respirer. De longues minutes s’écoulent avant que de timides applaudissements retentissent. L’ovation ne viendra que plus tard encore.

Elle fonce alors chez Columbia, son label, leur proposer le morceau, persuadée d’avoir dégotée LA perle. Oui mais voilà: la perle pourrait déplaire à un certain public qui n’est aucunement gêné par le racisme ambiant et les pratiques moyenâgeuses. Ce public-là — amateur malgré tout de musique de nègres — pourrait non seulement bouder le disque mais aussi le label. Conséquence potentiellement désastreuse sur les ventes. Raison pour laquelle les cadres dirigeants de Columbia l’envoient gentiment bouler. C’est Commodore Records, petit label de la 42ème Rue, qui signe, en avril 1939, l’enregistrement de Strange Fruit. L’été suivant, la chanson cartonne et Columbia fait la grimace. Ils ont les pépins en travers de la gorge.

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