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Lady Jpeg 2/6 | Dirty dancing

L’image avant le mythe

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Dwight, les jolis culs, ça le connait. Il en matte beaucoup dans la rue, en tripote quelques uns dans sa piaule, en choisit certains pour les croquer sur argentique. À force, il va en faire son métier. Un peu par hasard, avec beaucoup de talent.

Jusqu’en 1969, du lundi au vendredi, Dwight Hooker fait du pack shot. Il rend les bouteilles de whisky bandantes et les paquets de clopes très sexy. Avec lui, les mégots offrent le réconfort du sein maternel avant un cancer, les paquets de tiges sont l’avant-garde de l’architecture postmoderne et les pure malts sont des larmes de Dieu mises en bouteilles consignées. Le tout sur papier glacé, format magazine. Les dieux payent bien pour réussir ce genre de miracle.

Le week-end, il socialise — avec les dames le plus souvent. Et fait du mauvais café au réveil. Pas doué pour tout, le Dwight. Mais il démarre ses semaines des rondeurs plein la tête.

Chief bunnyChief bunny

Un lundi matin de juin 1969, il prend son petit déjeuner avec Hugh Hefner, le grand patron de Playboy. Costume anthracite trois pièces à fines rayures noires, chemise blanche impeccable, cheveux bruns gominés, l’homme sirote son café dans une tasse noire marquée d’un bunny blanc. Entre deux gorgées, il tire sur une pipe dont l’épaisse fumée parfumée barbouille le Dwight. Qui a un peu mal aux cheveux ce matin, week-end chargé oblige, mais qui écoute poliment. Le mec anthracite cherche quelqu’un pour glisser une pincée d’air du temps dans les posters centraux et sur les couv’. S’éloigner de la pin-up à brushing, reliquat des années cinquante, pour glisser vers l’amour libre, les cheveux longs détachés, le retour à la nature et toutes les âneries du mouvement hippie.

Les fleurs, c’est mignon. Les femmes, c’est libre. Et Playboy, c’est classe.

La ligne éditoriale, telle que formulée par Hefner à Hooker. Ce dernier est bien embêté. Il a la bouche pâteuse, les mêmes chaussettes depuis trois jours et un putain de marteau qui lui masse l’oreille interne. Que des détails. Le vrai problème, c’est la ligne. Les culs, ça le connait. Les zazous, il en connait aussi. Mais Playboy, c’est plus flou. Surtout ce matin.

Ce magazine est lu par sept millions d’hommes vivant principalement dans les plus grandes métropoles des États-Unis. Plus de trois millions et demi d’entre eux gagnent plus de dix mille dollars par an. Un tiers des hommes du pays buvant régulièrement du scotch lisent ce magazine tout aussi régulièrement. Quatre lecteurs sur cinq affirment vouloir faire le tour du monde alors que seulement la moitié des non-lecteurs expriment cette envie. Deux fois plus de lecteurs que de non-lecteurs souhaiteraient vivre à Londres ou à Paris pendant un an. La majorité consacre trois heures à la lecture du magazine, étalée sur une période de cinq jours. Le lectorat selon B.R.I. et Simmons, instituts de sondage. Une chance d’avoir le patron de la feuille de chou sous la main. Il a potassé son business. Dwight, le nez dans son jus de chaussette, incapable de croquer le moindre muffin, rumine dans sa tête. Il y a trois sortes de mensonges: les petits, les grands, et les statistiques. De l’extérieur, on jurerait qu’il pique du nez. Mais les vapeurs de vodka lui font toujours cet effet-là.

Hefner sirote et fume.

Ce magazine est fait pour l’homme libertin, festif et sensuel. Pour l’insider. Celui qui sait où trouver ce qu’il veut. Au travail, c’est un battant. Déjà bien placé, il ne peut que grimper. Les yeux braqués sur le fauteuil du patron. Il a un compte en banque bien fourni, plaisirs et divertissements sont monnaie courante. En soirée, l’ambiance, c’est lui. Un jet-setter qui crée l’action, puis disparaît quand les suiveurs suivent. Quoiqu’il fasse et où qu’il aille, il a du style. Le lectorat de Playboy selon le playboy en chef. Le mec anthracite parle comme une plaquette. La segmentation marketing à critères socio-démographiques, au réveil, après deux jours d’alcool blanc et de salade de fesses, c’est raide. Comme un muffin cacahuètes-noix de pécan trempé dans le caoua. Goûtu mais pesant.

J’veux des culs, des seins en poires. Mais classes. Pas des paquets de lessive en tête de gondole. Plutôt des marguerites en boutonnière.

Les playmates par Dwight HookerLes playmates par Dwight Hooker

Dwight décolle une paupière. La plaquette gominée vient de glisser sur son terrain. Une poignée de mains plus tard, dix ans de boulot se décident. D’un côté, les chasseurs de tête du magazine ratissent le pays pour dégoter des candidates. De l’autre, cul après cul, Dwight va rectifier le tir. Chevelures libres et chapeaux de paille. Teintes chaudes et décors naturels. L’image change. S’adoucit. Et ça marche. Les lecteurs se délectent et les jeunes filles se bousculent. Elles patientent dans les locaux du magazine, à Chicago. Pour un quart d’heure de gloire sur le dépliant central. Et le nom de Dwight circule vite parmi les donzelles bien chaloupées. Ce qui l’amuse au début l’essoufflera au fil des ans. Des dizaines de louloutes le tanneront pour qu’il croque leurs rondeurs sur du 24x36. Et certaines ne toléreront que modérément le refus. À la sortie du studio, devant chez lui, sur sa voiture: des culs qui réclament de l’attention. Au resto, dans les bars, en boîte: des culs qui réclament de l’attention. Plus moyen de siffler un shot de vodka sans se faire coincer par une meute de paires de fesses.

En 1979, Dwight pètera poliment un câble, serrera une dernière fois la main d’Hefner et taillera la route. Après deux ans de retraite à compter les cactus dans le désert de Chihuahua au Nouveau-Mexique, il emménagera à Sundance, dans l’Utah. Et se reconvertira en architecte. Des feuilles de papier, des crayons, des règles, des maîtres d’œuvre et des chefs de chantier. Moins sexy mais plus faciles à gérer. Il fera même du ski de fond avec Robert Redford, propriétaire de la station de Sundance.

Mais avant cela, il croque de la chaloupe en argentique. Dont une croupe, en 1972, émouvante de beauté. Impossible à décrire, délicieuse à mater. La demoiselle est repérée pendant l’été sur un catalogue de vente par correspondance. Elle apparait emmitouflée dans de gros manteaux à cols fourrure, étouffée par des pantalons en gabardine, dissimulée sous des imperméables. Elle présente la collection hiver. Tout ce qui permet de survivre dans le climat de Chicago.

Invitée à venir dans les locaux du magazine, on lui remet un stylo bille et une fiche signalétique à remplir. Elle coince le capuchon entre ses dents, au coin des lèvres, se penche et s’applique. Pas de bol, le stylo ne marche pas. Elle décoince le capuchon de ses lèvres. Elle souffle un air chaud et humide comme un été à Chicago, la bouche en O, sur la bille du stylo. Puis elle gribouille frénétiquement sur un magazine posé là — le numéro d’août. Sur la couverture, le bikini et la bouée bunny de Carol Vitale se retrouvent tailladées de traits noirs. Capuchon, coin des lèvres, bonne élève.


  • Nom: Lena Sjööblom
  • Date de naissance: 31/03/51 (21 ans)
  • Lieu de naissance: Suède
  • Taille: 1m67
  • Poids: 49kg
  • Mensurations: 88-66-91
  • Carrière rêvée: Devenir actrice et top-modèle.
  • Homme idéal: Un commercial joufflu et cinglé de vingt-quatre ans. Je l’ai épousée.
  • Tue-l’amour: Les hommes en short, avec chaussettes blanches à mi-mollet et chaussures noires.
  • Hobbies: Lire, écouter de la musique, jouer avec mon chien et faire l’amour avec mon mari. Mais jamais tout en même temps.
  • Ne le dites à personne: Mes beaux-parents ressemblent à Archie et Edith Bunker (un vieux couple de réac’), personnages principaux du sitcom All in the family.
  • Série télé préférée: Night Gallery.
  • Artistes préférés: Bee Gees, Ingrid Bergman.
  • Vous dans 10 ans: Une grande maison en Europe, avec un grand jardin et une tripotée de gamins qui crapahutent dans tous les sens.

86–66–91. En lisant ce dernier nombre sur la fiche de renseignements, une larme perle sur les cils de Dwight. Il la chasse de l’index, ce petit doigt boudiné qui presse le déclencheur lors d’une première séance photos qui ne soulève qu’un seul problème.

Leuna? Lina?

La prononciation exacte, pour un anglo-saxon, de son prénom. Sjööblom, phonétiquement pire, n’embête personne. Exotisme suédois. Mais Lena

Un détail. Plus tard.

Des séances comme celle-ci, ils en font des dizaines. Des premiers tests en studio aux ballades en bord de mer. Pas seulement pour le plaisir. Hefner l’adore, Hooker la mitraille, mais pas un seul cliché ne sort du lot. Pas suffisamment pour devenir le poster central. Alors Hooker mitraille encore. Dans la pampa, dans un grenier, dans un sauna, à la piscine, à la montagne, à la plage… L’intégrale de Martine, version Playboy. Là où une jolie jeune fille dénudée peut s’installer plus ou moins confortablement, l’équipe déboule avec la demoiselle, les appareils, les flashs, les lampes, la table de régie, la maquilleuse, la coiffeuse, l’habilleuse, les assistants, les stagiaires et le directeur artistique. Dans le Grand Manège des Inutiles, ce dernier a décroché le pompon et fait plein de tours gratos.

Le bras tendu, le sourire niais, c’est tellement fifties. On peut rien faire pour éviter çà?

Dwight l’adore. Autant qu’une prune sur le pare-brise de sa bagnole.

La Suédoise d’origine devient l’obsession à plein temps de toute une équipe. Hooker fait cinq cents propositions de poster central. Cinq cents fois, Hefner, costard, gomina, tasse, pipe, fumée parfumée, tranche.

Bof.

Acharnement thérapeutiqueAcharnement thérapeutique

Cinq cents propositions. Et pas un seul huissier de justice pour valider ce record du monde.

Tant pis.

Dwight s’essouffle. La pisseuse gominée qui fume la pipe commence à le fatiguer. Deux litres de vodka plus tard, il reprend tous ses clichés, les étale sur le parquet de son humble loft en plein centre de Chicago et, tel un artiste maudit en plein désarroi, s’allonge sur ses créations en maugréant. Il nage le crawl jusqu’à épuisement.

Pathétique.

Heureusement pour tout le monde, il est seul à ce moment-là. Et n’évoquera jamais, avec personne, cet atroce cliché qu’a été sa vie l’espace d’une nuit.

Au réveil, en vrac, il choisit une image, la fignole avec le labo des journées entières et l’apporte au patron. Un soir. Après le dîner et le digeo. Vigilance amoindrie. Hefner, pipe, pyjama, robe de chambre et tisane, se décante enfin.

OK.

Pas loquace, le playboy en peignoir.

OMGOMG

Quand même. Des couleurs douces et chaudes. Un très joli chapeau. À frou-frou. De longs cheveux châtain, parenthèses autour de son visage. Un regard à tomber, un sourire de Joconde, une épaule à croquer. Une jolie poire qui pointe, planquée derrière un bras. Une chute de reins qui enivre. Et ce… 91. À pleurer.

Quand même. On est loin de la lessive.

Hefner sirote et fume.

Il y a toujours le problème du prénom.

Certes. Mais Hooker, ce soir-là, a le cul bordé de médailles. Le PV sur son pare-brise, Champion du Monde des Inutiles, directeur artistique officiellement, a une idée. Vu son salaire, pondre une trouvaille à l’occasion, c’est le minimum.

Doubler la consonne.

Lenna, tout simplement.


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