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Journal d’un charlot • 8/9 • Légende urbaine

«Scénariste, c’est commander du saumon. Réalisateur, c’est bouffer du thon.»

Tout est dans la boîte, dans la violence.

Le huitième jour tient en un SMS, balancé à 21h30 par Pitt. Ce huitième jour, making of interdit. Pas de gros câlin avec Pitt (fierté nationale personnelle), pas de balade entre les projos, la caméra et les électros, pas de plaisanteries puériles avec l’équipe son, pas de check-me-five avec Polo. Ce huitième jour donc, c’est tournage sauvage sur la ligne C du RER. Tournage refusé par la SNCF mais nécessaire quand même. D’où équipe réduite au minimum pour tenter de passer inaperçu. Donc pas de making of. Ni de maquilleuse ni d’accessoiriste ni de machino ni d’électro non plus. Une caméra allégée, un chef op’, deux assistants opérateurs, une équipe son avec un dictaphone et une mini-marmotte, un réalisateur, une première assistante-réa, une scripte, un producteur tendu du string pour la responsabilité en cas de galère et deux comédiens: Polo et Mistinguette. Tout ce petit monde a rendez-vous à Invalides à la mi-journée, grimpe dans le tas de ferraille, direction Dourdan-la-Forêt, terminus de la ligne C du RER.

Faux shit fait maison, faux panneaux d’interdiction de fumer, fausse pièce d’identité et autres babioles de JP, mais aussi fard à paupières, rouge à lèvres, fond de teint et autres instruments de la maquilleuse, tout çà finit dans la besace de la première assistante qui sera de corvée pour toutes ces bricoles. Et qui fera ce qu’elle peut… Avec l’expérience, chaque corps de métier finit par observer les autres et comprendre certains trucs. Mais de là à faire le job…

Mistinguette, le second rôle du jour, doit lâcher un monologue de scarlette sans respirer. Un flot continu d’une bonne minute à l’image. Un plan large puis un autre plus serré sur son visage. L’équipe parvient à tomber une ou deux prises. Puis un mec pose son cul à l’arrière plan, avec ses accessoires persos: sa 8.6 et son mégot. Certes flou, il est suffisamment visible à l’image pour que ce soit un problème. Pitt se lève et l’invite poliment à se déplacer. Le mec aperçoit la caméra, devine le dictaphone gros comme un sac en bandoulière sur l’épaule de l’ingé son et sent qu’il peut faire un truc formidable: pourrir toute la troupe jusqu’à l’os. Ce qu’il fait. Un bon petit scandale, l’esprit embrumé par la bière. Moment que choisissent les contrôleurs pour se pointer dans la rame. En quatre secondes, le chef op’ planque la caméra sous son derrière, l’ingé son se met le dictaphone dans l’oreille et la mini-marmotte finit dans la bouche du perchman. Toute une équipe réduite se retrouve à siffloter L’Hymne à La Joie de Beethov’. Sauf le perchman, qui devient bleu.

Mister Cocktail continue à faire un scandale, outré d’être filmé, flou, sans consentement ni bifton à la clé. Les contrôleurs se tournent vers la fine équipe. Pitt, tout en finesse, tout en passement de jambes ronaldesque, conteste la version des faits. Simple déplacement de matériel, pas de tournage. Mister Cocktail a une 8.6 à la main, un mégot coincé dans l’oreille et braille comme un putois. De l’autre côté, les membres de la fine équipe ont des gueules de têtards qui sifflotent du Beethov’. Ô joie du délit de sale gueule. Par précaution, ces messieurs dames les contrôleurs décident de veiller sur l’équipe de tournage. Pour éviter toute nouvelle tension. Cool. Merci. Sympa.

Voilà comment se tirer d’une emmerde en se tirant une balle dans le pied. Les contrôleurs, pas complètement convaincus cependant, collent de près la fine équipe jusqu’à Dourdan, une station avant le terminus, où tout le monde descend. Fine équipe et contrôleurs donc, sans Mister Cocktail. Pitt et son équipe improvisent une scène, coincés sur le quai de banlieue. Polo et Mistinguette inventent un dialogue. Il y a du moteur, du action, du coupez, de la direction d’acteurs à la mords-moi-le-noeud… la totale. Comme au cinéma. Au train suivant, qui retourne sur Paris, les contrôleurs, subjugués par la magie du cinéma, repartent. Et Mister Cocktail, lui, descend. Arrivé au terminus, il est reparti dans l’autre sens, espérant croiser à nouveau la fine équipe. Il est un peu baisé d’la tête mais chanceux, le lascar. Il y a du moteur, du action, du coupez, de la direction d’acteurs à la mords-moi-le-noeud et pas de contrôleurs… Le mec hurle comme un viking sur un drakkar, l’équipe se chie dessus, puis il disparait dans une épicerie sur la place de la gare, pour refaire le plein de 8.6. Et oublier ce qu’il vient de se passer. Défonce à répétition oblige, le mec a une mémoire de poisson rouge dans un bocal.

Retour à Paris, après un casting improvisé de rames à chaque passage de train, histoire de grimper dans une rame qui a la même gueule que celle utilisée à l’aller. Mais la lumière fait grise mine maintenant. Entre Mister Cocktail, l’emmerde évitée, la balle tirée dans le pied et la scène improvisée, les heures ont défilé. Et ce qui ressemblait à du jour ressemble maintenant à une baston entre chien et loup. L’équipe retente quelques prises, mais la différence de lumière est trop marquée pour être utilisable. 

À l’arrivée sur le quai, un curieux phénomène sociologique les attend: l’heure de pointe. Autrement dit: un merdier digne d’une émeute dans un supermarché de Caracas. L’équipe, bien que réduite, a tout un bazar de caméra, de son, de marmotte, d’accessoires… Il y a la régie quelque part sur ce quai, il y a aussi Sab Reena (la blonde brune de Pitt) et Mistinguette N°2. Qui jouent un tout petit rôle dans la prochaine scène, avec Mistinguette et Polo, toujours dans le RER. Par commodité, décision est prise de se retrouver quelques stations plus tard, intra muros toujours, sur un quai moins bondé. Sur ce nouveau lieu de rendez-vous, la régie menace de mort un opticien de la gare pour installer un HMC sauvage dans sa boutique bien lumineuse, bien pratique pour maquiller comédien, petit rôle et copines. C., la maquilleuse, retape Mistinguette et Polo qui ont des tronches de peinture d’Edvard Munch avec les retouches faites par la première assistante-réa pendant la journée. Une fois parés, la régie décolle son flingue de la tempe de l’opticien puis tout le monde s’enfuie et grimpe dans le RER. Le temps de tout caler, la scène est tombée en quelques prises. Terminus: Étampes-le-Trou-de-Balle-en-Fleur. 

Il est plus de neuf heures du soir, la fine équipe réduite est sur le quai d’une gare, au fin fond de l’Essonne, dans un bled aussi chaleureux qu’une dépression nerveuse en plein décembre. Tout est dans la boîte, dans la violence. La marmaille déconne sur le quai en attendant le train retour. Échange de 06 et de Facebook, vannes de lascar, photos floues. Une ambiance de sortie de lycée.

Dans le train retour: le producteur calcule le coût des dépassements horaires depuis le début du tournage puis fait la manche dans le wagon pour gratter un peu de blé; Pitt, la scripte et la première assistante débriefent de la journée et du tournage; Mistinguette et ses copines parlent chiffons et action sociale dans le contexte économique actuel; le chef op’ compte ses doigts; l’ingé son et le perchman jouent à la crapette; Polo et les assistants opérateurs piquent du nez jusqu’à Paname, pliés en deux sur les banquettes - ne manquent que les 8.6 et les mégots.

Fin de journée: 22h30. Facile. Le huitième jour restera une légende urbaine. Ouï-dires et racontars. Décousus et chaotiques. Riches en rebondissements. Sans making of. À part un SMS et quelques photos volées.

Note de l’auteur: les photos illustrant ce post ont été prises par Pitt et Sab Reena, pour assurer la continuité du journal de bord.

Toutes les chroniques du tournage sont là →

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