Sur la table de pique-nique du camping guinguette bien silencieux à cette heure matinale, dernier coup d’œil à la carte. Plus par routine (re-situer le point de départ) que par nécessité (pointer la direction). La destination est connue, le parcours apprécié, la carte inutile et rangée.
Une tomate et une pêche dans l’estomac, lente translation jusqu’à Ancenis. À la sortie du pont, en haut de la côte, une boulangerie. Le client précédent, Nantais en vacances dans le coin, veut 14 éclairs au chocolat, la boulangère n’en a que 10 dans sa vitrine, appelle sa collègue pour en récupérer d’autres à la mi-journée et s’excuse platement. C’est un dépôt de pain, la boulangerie est à quelques kilomètres au sud.
Mais nous sommes boulangerie de France !
Elle le répètera quatre fois au client qui, sincèrement, s’en fiche. Il veut juste 14 éclairs au chocolat pour la smala.
Le temps est couvert, le vent constant, le gris foncé au loin annonce la météo du jour. La part de quiche tomate-chèvre et le pain au chocolat achèvent le travail entamé par les premiers kilomètres : redémarrer la machine. Le genou grince raisonnablement, la main gauche clairement ankylosée, la grosse quarantaine de kilomètres jusqu’au bercail se fera en musique et en douceur.
À cette heure matinale, l’esplanade en bord de Loire d’Ancenis a une gueule d’hors saison : la piscine découverte manque de cris et de clapotis, la guinguette temporaire, ses tables de pique-nique et ses chaises en palette, souffrent de l’absence des flâneurs souriants et des assoiffés nonchalants. On quitte la ville par une route coincée derrière le théâtre, observé en silence par des maisons intimidantes. Puis la verdure reprend ses droits. Le bitume est toujours de mise mais les fossés et les arbres qui la bordent gardent jalousement les prés et les vaches avoisinants.
Commence alors un chemin que les gens n’aiment pas. Coincé entre le bord du fleuve et la voie ferrée, on peut se sentir à l’étroit. Pourtant, le tracé rectiligne et le revêtement en terre battue recouvert de fin gravier est un délice. Le crépitement des graviers au contact des pneus est apaisant, le point de fuite à l’horizon permet d’oublier la route pour laisser l’esprit papillonner.
T’embête pas, roule.
Si les graviers pouvaient parler…
Nouveau détour par les prés, contournant une colline. Un train fend le silence. Les chevaux ne bronchent pas. Arrivé à Oudon, toujours bifurquer sud Loire. Les vrais savent : les bonnes balades, sur le tronçon jusqu’à Mauves, c’est au sud de la Loire. Il faut certes traverser le kilomètre et demi du pont entre Oudon et Champtoceaux. Mais ça paye. Tronçon préféré ever : le lieu-dit investi par des punks ayant monté un atelier de réparation auto-géré; la bourgade avec des yourtes (proposées en gîte) et une scènette pour soirées planquées dans un coin de verdure; la pointe de l’île Moron, avec les trois péniches planquées et habitées, gardées par un camion de travelers installé là depuis quelques mois. Ces quelques bornes nourrissent toujours les envies secrètes et profondes de vivre autrement, sans pour autant être au clair sur ce que ça veut dire. Pause à Mauves, sur l’espace balnéaire. Le ciel est menaçant, contrasté. Le vent durcit.
Tous les paysages sont familiers sur ces kilomètres là. Parcourus tous les week-ends ou presque. Les voir maintenant leur donne une nouvelle teinte. Ils font partie d’un tout désormais, immense, à en chialer du champagne tellement c’est beau : les bords de Loire.
À Thouaré, la guinguette La Gabarre laisse échapper des premières odeurs de cuisine. À Sainte-Luce, la guinguette la Sablière et sa vue panoramique sur le fleuve ronfle encore. Un primeur, le resto Jano, le vendeur d’anguilles, le pont du périph’, le Bellerive, le champ réservé à l’aéromodélisme puis commence le tronçon d’amour, un tunnel de verdure de quelques kilomètres à peine, tapissé de velours, les jambes tournent plus vite d’instinct, le corps part en avant, pour quelques centaines de mètres, une pointe, pas de genou, pas de main, pas de cuisse, pas de sueur, pas de fatigue, mouliner, pas d’histoire, pédaler, pas de coca, mouliner, pas de colère, pédaler, pas de ville, mouliner, cesser net, se redresser, laisser pisser, savourer la fraîcheur, sourire comme un con, contourner les cailloux, franchir les dos d’âne, quitter le chemin pour emprunter le trottoir au revêtement qui pique le cul, retrouver la piste, du velours, sourire au con de soleil qui lâche un rayon de bienvenue, longer le parc de la Roche, la chicane, sous le pont du tram, BOUM, apercevoir le pont Tabarly qui claque sa mère, et les deux tours HLM bleu ciel, laisser piss…
Tu vas où comme ça ? T’as l’air de bien connaître le chemin…
À la maison. Répondre d’instinct.
Moi j’viens de Concarneau. J’ai fait un détour par chez des potes dans les terres. Là, je vais sur Saint-Brévin, puis je vais dans les Landes via la côte Atlantique, rejoindre ma fille. Je vais garder sa fille pendant une semaine. Joindre l’utile à l’agréable, si tu veux.
La soixantaine, le corps sec, la peau des bras et des jambes caramélisées, la barbe blanche de trois jours, les cheveux clairsemés coupés très courts, monté sur un vélo taillé pour les bornes et chargé pour passer sa vie sur les routes.
Tu viens d’où, là ?
Nevers. Parti dimanche dernier.
Ah ouais, belle trotte. Tu fais combien de bornes en moyenne ?
Une soixantaine le premier jour. Puis deux journées à 120 bornes. Le reste à 80-90. Sauf là, dernière étape, pépouze.
Ouais, moi c’est pareil. C’est bien de se chauffer le premier jour. Mais 120 bornes, c’est trop. Il y a deux jours, je devais me poser chez quelqu’un pour prend… Ah, mince. Mon GPS me dit que je ferai mieux de rebrousser chemin pour prendre le pont.
Il fait demi-tour face au Lieu Unique puis s’arrête, le pied sur le trottoir.
Rentre bien. On se re-croisera peut-être. À plus !
Bonne route.
Avec le marché, les abords de la Petite Hollande sont inaccessibles. Droite gauche entre les pare-chocs, fuite, secousse des rails du tram, un bus à contourner, des piétons à éviter, un feu à griller et l’affaire est pliée.
La pluie se pointe vingt minutes plus tard. Fera des apparitions toute l’après-midi. Qui, elle, sera consacrée à tout déballer, lentement, sans ordre ni rigueur. Tout est en vrac, partout, la machine tourne mais la moitié est restée sur le carrelage, les sacoches sont rincées et pendouillent comme les baudruches éclatées à la fin de nos boums d’ados. Bonne nouvelle au milieu du foutoir : le polaroid semble redonner signe de vie. Il n’aime pas les voyages mais s’en remet vite.
Comme une envie d’un truc familier pour atterrir. Un sandwich falafel dans un naan fromage. Seul le boui-boui du quai de la Fosse propose ça.
Quelle sauce ?
Sauce au choix.
Avec des frites ?
Un seul accompagnement proposé.
Une boisson ?
Coca zéro.
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