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Lost in Clairvaux - 10 - Où exister se travaille

Tenir le crachoir pour la survie des esprits

Le cinéma, ce sont des gens moches qui filment des gens beaux.

Le premier soir, après une bière mais avant deux coupes de champagne, sur la terrasse du gîte qui fait office de cantine, à travers la baie vitrée, Pitt contemple l’équipe attablée — prête à casser la gueule à six bons kilos de tartiflette préparée par la régie. Il fume. Le mec débite des conneries à voix haute quand il fume. Une manie qu’il a. Aphorismes, idées de génie. Chaque cigarette est un feu de forêt dans sa tête.

De retour au gîte partagé avec Djor-Dann, Léo, Mee-ka et R-One, chacun s’installe selon les indications de la régie. Budget contenu et contraintes logistiques aidant, les filles font chambre commune. Et là, c’est le drame. Elles ont hérité d’une piaule de lilliputiens, à peine plus large qu’un chiotte turc de festival rock. Parfumée, charmante, coquette même, mais particulièrement exiguë. Le désarroi délite les traits de leurs visages que la fatigue du tournage n’a pas encore creusé — puisque rien n’a été tourné à ce moment-là. Rayonnantes mais désoeuvrées donc. Et Pitt va fumer.

On pourrait échanger nos piaules.

Clope, débit de connerie, idée de génie, voix haute. Après les deux coupes de champagne, donc après la bière, boosté par la nicotine, Pitt a un élan de gentlemanitude à faire passer Clark Gable pour un punk à chien. Mais le mec boit peu — généralement par pure courtoisie. Donc la roteuse et les deux coupettes ont sérieusement entamé sa faculté de jugement. Et: Léo et Djor-Dann sont des feumeu. Et çà, c’est du Pitt 100% Label Rouge. Il suffit de le poser devant une meuf et attendre. Contempler. L’observer être sympa. Pendant certains moments de fulgurance, il penche même la tête. Comme George Clooney dans Urgences. Donc: alcool, meuf, tête penchée, clope, idée de génie. Par retenue à l’égard du réal’, Léo et Djor-Dann se font d’abord un peu prier avant d’accepter, trop contentes de fuir le chiotte turc pour se récupérer une vraie piaule à l’échelle 1. Échange standard. Et là, tout va bien. Fausse alerte. Presque. Le trône de festoche est en fait une micro-piaule avec deux lits simples. Pour sortir de la chambre, il faut pousser le lit de Pitt, pousser une chaise, pousser l’armoire, pousser l’autre chaise, ouvrir la porte, et sortir, enfin. Puis répéter l’opération inverse pour pouvoir se coucher. Sur les lits, des draps à motif coccinelle. Voir Pitt s’endormir, le soir venu, ronflant comme Charles de Gaulle (l’aéroport, pas le Général), la tronche écrasée contre un insecte en pleine montée d’acide, c’est un moment carte de crédit. Une pub pour du jambon sur fond de ruisseau à l’eau cristalline et de montagne verdoyante au sommet enneigé.

C’est dans ce nid douillet que Pitt videra son sac tous les soirs, après chaque journée de tournage. Mais c’est sur le plateau que son évolution aura lieu, que les leçons tirées de ces confessions nocturnes se sentiront. Jour après jour, progressivement, tel un crevard qui traîne sa croix, il sera question de mieux comprendre les rouages d’un plateau, quitte à grincer des dents, pour bien trouver sa place.

La lourdeur d’abord, sera le premier des boulets. Un tournage est un pachyderme. Pourtant la Nouvelle Vague est passée par là, fin des années cinquante. Le Dogme 95 est passé par là, dans les années quatre-vingt-dix. Toutes deux des approches méthodologiques qui sont venues secouer considérations esthétiques et logiques de production. Plus récemment, les caméras numériques à très haute définition ont, elles aussi, essayé de bousculer ces méthodes ampoulées. Tout est gros, lourd et encombrant sur un plateau. Il semble parfois impossible de tourner un film sans casser un mur ou couper un arbre. Rien n’y fait. Tout semble si difficile à concevoir sans que des dizaines de personnes interviennent. Dans l’oeil du cyclone, le réalisateur doit comprendre le rythme de cette bête, tracer sa route et réussir à donner le ton au film — à la matière première produite sur le plateau.

Voilà le deuxième défi: l’attention constante nécessaire pour réussir à imposer une idée de mise en scène. Non seulement faire comprendre une information — certes nécessaire mais réductrice —, mais aussi faire passer une idée, parfois une émotion. Pas systématiquement ressentie par le spectateur, souvent ressentie par un personnage auquel, peut-être, s’identifiera le spectateur. On peut ne pas chialer comme un môme devant la mort de la mère de Bambi mais en comprendre la violence et saisir le désarroi qui saisit le faon aux frêles guiboles. C’est l’implication d’un spectateur ou d’un lecteur qui crée la réaction chez lui, mais c’est le travail d’un auteur (au sens très large) de fournir implicitement des pistes, dans l’oeuvre elle-même, pour comprendre les enjeux, interpréter les signes voire ressentir les émotions. Sur un plateau, au milieu d’une équipe dédiée à plein temps et à plein régime à la faisabilité d’un plan, c’est au metteur en scène de jouer des coudes pour que sa voix guide mais ne soit pas étouffée.

Cette voix lui servira enfin à orienter le travail des comédiens, matière première la plus instable et la plus surprenante d’un plateau. Des premiers jours en retrait, planqué derrière un retour vidéo à presque chuchoter des indications de jeu sur un plateau totalement investi par l’équipe technique, Pitt finira sa semaine face à une troupe d’une dizaine d’acteurs. Disponible, volontaire, à l’écoute, tout ce petit monde aura non seulement besoin de savoir où aller mais aura aussi envie de proposer, d’essayer, quitte à se tromper beaucoup. Et çà, c’est le truc le plus génial des comédiens, si difficile à faire comprendre: ils et elles sont là pour se planter. L’essai-erreur: ce principe de travail si cher à la science, longtemps banni des comportements (surtout professionnels) dans les sociétés obnubilées par l’efficacité, qui retrouve de nos jours une nouvelle noblesse dans les tiers-lieux comme les fablabs ou les espaces de travail collaboratif, ce principe donc, est au coeur du métier de comédien. Et passionnant. Mais une équipe de tournage ne diffère pas de la société dans laquelle elle vit, elle en est le produit. Donc voir un comédien tâtonner alors qu’un projecteur fonctionne, qu’une caméra tourne et qu’un décor tient debout, peut potentiellement être source d’agacement. C’est pourtant là le but même de tout le carnaval d’un plateau: offrir aux comédiens l’espace nécessaire à l’expérimentation. Dans cette recherche, le metteur en scène vient ajuster le travail par ses indications. Soit parce qu’il a une idée bien plantée dans la tronche, soit parce qu’il veut se faire surprendre. Recueillir les propositions des comédiens prend alors tout son sens: être le premier spectateur du jeu d’acteur. Mouss’ soupirera par le nez sur une prise; Yann esquissera un sourire dans un couloir glauque de prison; Grég’ parviendra à contenir une grimace; Kriss-Teen marquera un temps d’arrêt prolongé; d’autres encore proposeront de simples gestes de la main ou des mouvements de tête comme autant de vecteurs de sensations ou d’émotions… La semaine de tournage sera l’occasion, pour Pitt, d’embrasser ces trois fois rien des comédiens qui font passer ces grosses pilules des idées plantées dans la tronche.

Ça suffit, Kirikou. Il faut finir maintenant.

Quand l’alignement des planètes ne sera pas au rendez-vous, il faudra improviser. Au lendemain de la torture de Lulu qui s’enlise dans son texte, Pitt et L-Tonn se concerteront. L’idée, dès le départ, n’était pas de rester bloqué, à l’image, sur le bourreau qui déroule son laïus. Mais de profiter du menu de l’horreur pour aller voir ailleurs: une grimace ici, un soupir là, un trépignement d’impatience ailleurs. À la pause déj’, quatre comédiens seront gardés en otage sur le plateau: Lulu (le bourreau), Lolo (le directeur de prison), Yann et Grég’ (les deux avocats). Sans caméra, sans équipe agglutinée, sans soupirs, sans grimaces autour. Juste eux et:

  • Nee-Ko, perchman invisible pour tenir le crachoir;
  • L-Tonn, ingé son concentré sur le son de leurs voix;
  • Pitt, réal’ détendu face à des mecs disponibles.

Pas de clap, pas de moteur, pas d’action, pas de coupé. Il y a aura des suggestions par Pitt avant de se lancer pour donner le ton. Puis il y aura d’exigeantes directives de placement de voix par L-Tonn pour obtenir un ping-pong impeccable entre les comédiens. Il y aura des essais-erreurs à répétition. Fort, moins fort, chuchoté, plus fort, plus fort encore, crié, contenu, dit, joué. Ce ne sera pas vraiment de la direction d’acteurs ou de la comédie. Mais une simple création de conditions favorables à la production de matière première. Avant de se remplir la panse au catering.

Les plâtrées de tartiflette font le signe de croix sur la table du gîte. Elles vont y passer. Sur la terrasse, Pitt tire une dernière latte avant d’écraser son mégot. Clope, débit de connerie, idée de génie, voix haute. Sans meuf ni George Clooney.

En fait, c’est pas vrai. C’est beau une équipe de cinéma. Une belle brochette de p’tits poulets. Allez, on va bouffer.


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