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Lost in Clairvaux - 7 - Où la lumière fuse

Les plus belles images sont d'abord celles que l'on imagine.

Luigi Ferrero est mort. C’était l’inventeur du Nutella. Deuil mondial, non?

C’est la dernière information captée par Djor-Dann avant le début du tournage. Avant le tas d’boue brumeux et froid qui plafonne à deux barres de réseau. Depuis, rien. Son monde se réduit, pendant le tournage, à ce que doit capter la caméra.

Le lundi matin, 7h20, devant le pot familial de 740g, elle a un doute sur le prénom du bonhomme — Luigi. Mais elle éclate quand même, sereinement, en hommage, deux belles tranches de brioche généreusement tartinées. Comportement toléré, selon elle, uniquement pendant les tournages. Et les vacances. Le reste du temps, biscotte et beurre allégé — comme tout le monde. Après ses deux biscottes de bûcheron dans le bide, elle est parée pour mater du pixel et du flare toute la journée. Rehausser, adoucir, gommer, corriger, déboucher, estomper… Une directrice photo passe son temps à casser la gueule à la lumière, épaulée par ses acolytes.

Le Nutella, c’est bon pour son épaule et ses yeux — que son boulot met à l’épreuve quotidiennement sur le plateau. Ses yeux bossent les premiers — et toute la journée. Parfois, pour mieux voir, elle les ferme. Parce que les plus belles images sont d’abord celles que l’on imagine. En les rouvrant, la déception est d’une violence hallucinante. Systématiquement. Car la vraie vie lui apparait:

  1. d’une épouvantable laideur;
  2. éclairée par un ivrogne avec une grosse lampe torche défectueuse.

En conséquence, elle va devoir rectifier le tir. C’est, généralement, le moment qu’elle choisit pour agripper Jo par le slip — courtoisement.

Jo est le chef électro. Tout ce qui a trait aux projecteurs et au jus d’un plateau, c’est sa tambouille.

Mais Jo, c’est surtout une putain de pile électrique. Le lascar est monté sur ressorts.

Un chef électro, c’est limpide. Il répond, de manière pragmatique, aux pinailleries d’un chef opérateur. Ou opératrice, dans le cas présent. À la moindre grimace de Djor-Dann, le mec, jusqu’ici glissé derrière Pitt pour zieuter le retour vidéo, bondit comme un félin hors du plateau. Il va toper un accessoire incongru au nom exotique pour corriger une micro larmichette de bout de rayon lumineux de rien du tout que personne n’a vue. Sauf Djor-Dann et lui. Si elle tombe expressément ses directives au début, les ajustements se font presque sans mot dire entre les deux. Si ce n’est quelques interjections et phrases à moitié prononcées. La connivence de leurs regards fait le reste.

S’il faut grimper aux murs ou aux arbres, installer un projo dans des escaliers, tendre un drapeau pour casser une ombre, amener de la lumière dans la nuit ou rendre l’obscurité lisible, Jo a forcément le matos pour. Des mandarines, des blondes, des fresnel, des kinoflo… Des lupiotes, quoi. De toutes les tailles, de toutes les formes. Dont il ajustera l’intensité lumineuse avec des drapeaux, des calques, des gélatines voir simplement du gaffer. Le tout sera fixé sur des pieds, grâce à des clamps, des pinces à ressorts ou des serre-joints. L’inventaire de son matériel fait passer le rayon luminaires d’un magasin de bricolage pour une petite guirlande de Noël bien kitsch et mal fichue.

Pour l’aider dans son job de guerrier, il y a Sy-Mon. Il est surtout là pour faire des blagues de cour de récré, végéter dans un coin en fumant des clopes pendant les silences plateau et servir de doublure lumière à l’occasion. Et installer du matos en quelques minutes, dès que Jo chuchote dans le talkie à son attention.

Lorsque tout est calé, Sy-Mon retourne se planquer dans un coin, Jo repart derrière le retour vidéo. Pour veiller au grain. Et Djor-Dann lâche un rictus de satisfaction mental: ce qu’elle voit les yeux ouverts devient acceptable.

Jo n’a pas le souci du détail — Jo est le souci du détail. Il ajuste le quasi imperceptible pour que l’ensemble ait du sens. Mais il ne peut le faire que si Raf a fini la première partie du boulot. Raf est le chef machino. Une partie de son travail ne peut se comprendre que dans le lien qu’il entretient avec celui d’électro. Si Jo alimente, fournit ou rectifie la lumière d’un plateau, Raf pose les bases de cette installation. Une putain de barre extensible de cinq mètres bloquée en hauteur entre deux murs? C’est lui. Alors Jo et Sy-Mon pourront installer des néons ou un projecteur. Là où il n’y avait rien avant, il y a — après son passage. Avec Raf, ce qui semblait impensable pour le commun des crétins devient simplement” possible. À l’instar d’un électro, il est dans la catégorie singe de l’espace. Il grimpe au ciel, coince une barre entre deux étoiles puis redescend. Jo prendra ensuite le relais pour y fixer une mandarine ou un fresnel qui fera un meilleur boulot qu’elles — les étoiles, s’entend. Face au matos de Raf, la moindre tringle à rideau prend des allures de coton-tige géant — un truc encombrant et inutile.

Une fois ses bricoles de haute voltige en place, d’aucuns pourraient penser qu’il s’ennuie. Que nenni: il se rapproche de la caméra. Il contribue à certains de ses mouvements. Des rails de travelling le long d’un couloir et le chariot calé dessus, un dolly à gros pneus boudinés pour promener la caméra… C’est lui qui s’en occupe. Qui les met d’abord en place et les rend opé pour que Djor-Dann puisse tranquillement s’installer puis bosser son cadre selon les directives de Pitt et ce qu’elle a vu les yeux fermés. C’est aussi Raf qui manipule ces gros jouets pendant les répèt’ et les prises.

Et là, le spectacle du lascar en tenue de combat déroulant un travelling tout en douceur tient de l’observation de la faune sauvage. Des pas fluides et précis; des gestes précis et maîtrisés; une respiration maîtrisée et contenue. Et l’hallucinante capacité à varier le rythme d’une prise à l’autre sur simple requête de Pitt, planqué derrière son retour vidéo, qui jubile intérieurement. Le mec pousse un simple chariot sur des rails. Mais c’est à pleurer.

Quand la quantité de taff dépasse l’entendement — au moment des chargement et déchargement de matériel —, une paire de bras supplémentaires est recrutée par la prod’ pour aider Raf. Ladite paire de bras appartient à Nono. Renfort machino donc, en début et fin de semaine.

Et le vendredi, sa présence tombe plutôt bien. La relative ressemblance de Nono avec l’acteur incarnant l’imam dans le film, présent la veille sur le plateau, le qualifie direct pour assurer la doublure à l’image. Le temps d’enfiler le costume et le voilà sur le plateau, parmi les autres comédiens. Un plan à tourner. Là-bas, loin, derrière, flou, un bout de Nono grimé en imam est dans la place. Être flou, là-bas, loin, derrière, c’est la gloire assurée. Nono n’en peut plus de taper des poses de star. Pour la famille, officiellement. Il en oublierait qu’il a un poids lourd à remplir de matos jusqu’à écoeurement en fin de journée.

Si aucune machinerie n’est nécessaire à la prise de vue, Raf gère un détail fondamental du tournage d’un film: le clap. Emblématique accessoire doublement et méchamment utile au montage pour:

  • identifier chaque prise de chaque plan de chaque scène;
  • synchroniser l’image et le son, enregistrés sur des supports différents. Le bruit sec produit par cet accessoire correspond à une image — celle du clap fermé. Sur la table de montage, les deux pistes sont alignées en fonction. Donc synchronisées.

Parfois, pour les très gros plans, le très gros clap est bien trop grand pour apparaitre à l’image. Alors Raf doit improviser. Avec une pince à linge et un bout de papier.

Ce sympathique hurluberlu fête son anniversaire pendant le tournage. L’info circule par mail la veille au soir. Et l’occasion sera triplement marquée:

  • Modeste pluie de bisous baveux et embarrassants le matin même. Ou simple tape sur l’épaule pour les moins communicatifs.
  • Sa donzelle fait le déplacement en fin de journée pour passer la soirée avec lui en love2love. Classe…
  • L’équipe se fend d’un généreux cadeau dégoté à la supérette: une montre Hello Kitty rose. Il arborera fièrement cet accessoire à son poignée jusqu’à la fin.

En dernier lieu, montre rose ou pas, Raf est l’Ax-L de la caméra. Si la demoiselle se retrouve parfois ensevelie sous les doudounes et les plaids des comédiens, le damoiseau se récupère le poids mort mais fondamental du plateau: la caméra. Et à vingt mille balles le cadavre — sans compter les cailloux vissés dessus —, avoir un soutien de sa part quand Djor-Dann donne des signes de fatigue est plus que souhaitable.

Après les yeux, c’est donc l’épaule de Djor-Dann qui trinque. 95% des plans du film sont tournés avec la caméra posée dessus. Et là, bienvenue dans Dragon Ball. Selon les cas de figure imposés, elle aura nécessairement un accessoire pour la soulager et lui donner un petit air de super guerrier de l’espace qui en impose. Son préféré reste la bouée.

Étrange appendice greffé à son ventre, lui offrant la possibilité de se soulager du poids de la caméra en y appuyant ses coudes, cette bouée se révèle bien pratique lorsqu’elle est assise pendant une prise de vue par exemple. Et c’est la bouée. Le flotteur, à la rigueur. Pas le boudin. Jamais le boudin. Pour éviter toute maladresse de langage consistant à placer boudin et Djor-Dann dans la même phrase. Incident regrettable et malvenu. Pas le boudin. Jamais.

Quand elle cherche à gagner un peu en souplesse, à faire des images plus fluides sans pour autant perdre l’inertie d’une caméra à l’épaule, elle se rabat sur un étrange accessoire auquel elle suspend la caméra. Autre appendice, rapidement surnommé Gogo-Gadget-O-Copter par les membres de l’équipe les plus taquins — peu nombreux, évidemment.

Filmer la plupart des scènes à l’épaule implique d’être souvent à hauteur des yeux pour capter au mieux le jeu des comédiens. Et Djor-Dann… aurait pu être grande comme une volleyeuse attaquante. En réalité, le plus souvent, elle fait une tête de moins que la plupart desdits comédiens. Là encore, elle a trouvé une combine. Il ne s’agit pas de sortir le pattes d’eph, les chaussures à talon ou les échasses. Mais elle a passé un certain temps à fouiller certaines boutiques parisiennes, plutôt tournées vers la population gothique, avant de trouver la bonne paire de pompes, sobres et fonctionnelles, lui permettant de gagner cinq bons centimètres facilement. Pas bête, Arlette.

Au top de son équipement, Djor-Dann a parfois des allures de cosplayer au beau milieu d’une Comic-Con ou de la Japan Expo. Furieuse envie de selfie avec la guerrière du plateau.

Pour gérer le carnaval qu’est l’utilisation d’une caméra, Djor-Dann s’acoquine à une puissance invisible de l’équipe: Léo, la première assistante opératrice. Dans la vraie vie, sa came, c’est le pisse-mémé. Elle est venue en Champagne avec son pochon de 100g de mélange bio (thym, romarin et autres verdures), dégoté chez son fournisseur bien à elle. Chaque soir, invariablement, lorsqu’elle rentre au bercail, après avoir déballé sa besace, mis les batteries en charge puis branché son ordinateur pour visionner les rushes de la journée avec Djor-Dann, elle lance la bouilloire dont l’eau bientôt frémissante finira dans la théière jaune citron. Alors elle s’affale sur une chaise de la cuisine et déblatère. Les mains collées à sa tasse, entre deux gorgées de tisane, elle débriefe. Un mélange d’éclats de rire tonitruants, de grimaces cartoonesques et de logorrhée à voix basse. Le verso de la médaille. Au recto, sur le plateau, son comportement frise l’autisme. Parce que sa tâche est exigeante et l’attention requise presque constante.

D’abord, pour faire court, elle fait le point. Son job: que l’image soit nette là où elle se doit de l’être. Parfois au grand dam de Pitt qui vendrait sa mère à des Tchétchènes pour un flou prononcé à la fin de certaines prises. Ce qui arrive, mais rarement, lorsque Léo se fait surprendre par un mouvement de caméra ou un déplacement de comédien. Pour faire le point, elle utilise un décamètre pour mesurer les distances qui séparent la caméra des comédiens. Les mises en place, les préliminaires des répétitions, sont là pour çà: que tout le monde se cale. Quand les mouvements de caméra et de comédiens sont complexes ou nombreux, elle prend dix, quinze, autant de repères que nécessaire. Elle marque ces repères au sol à l’aide d’un adhésif d’une couleur puis reporte les mesures sur un autre bout d’adhésif, d’une autre couleur, collé à son bras. Ce dernier finit collé sur sa télécommande - une grosse mollette lui permettant de contrôler à distance la bague de mise au point. Alors elle peut se couper du monde. Se recroqueviller dans un coin, à deux pas de la caméra, puis fixer son écran de contrôle du regard, celui-là même planqué dans une pochette qui pend à son cou. Dans son champ de vision également: sa télécommande avec ses repères. Au fil des répétitions puis des prises, elle affinera ses passages d’un repère à l’autre, d’un placement à l’autre. En cas d’impro, de Djor-Dann comme des comédiens, elle s’adapte, en temps réel. Au risque d’avoir, l’espace d’un instant, d’une seconde au plus, un flou prononcé à l’image. Parfois gênant, parfois de toute beauté. Parfois un peu des deux.

Léo s’occupe aussi du poids mort à vingt mille balles qui ruine l’épaule de Djor-Dann. Une paille: les batteries, les chargeurs, les objectifs, les disques durs de stockage ou bien encore l’accoutrement de super guerrier de la chef op’. Pas loin d’une quinzaine de valoches aux formats très divers mais au contenu bien précis. Léo qui déménage son matos, c’est Julia Roberts qui déboule au Martinez à la mi-mai — c’est toute une logistique.

Le reste du temps, elle peste contre les fabricants de vêtements techniques, pas fichus de soigner les coupes de leurs sapes qui lui donnent l’air d’un sac sur pattes. Elle qui aimerait tant être élégante quand elle travaille. Elle l’est. Comme toutes celles et ceux qui sont impliqués dans la création de l’image du film.


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