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Lost in Clairvaux - 9 - Où la terre tremble

Comédien est un job à plein temps

Ça suffit, Kirikou. Il faut finir maintenant.

Le bourreau a une dizaine de répliques. Quelques injonctions au condamné et le gros du morceau: une altercation avec l’un des avocats. Un laïus un peu technique. Une scène casse-gueule — les choses bavardes le sont souvent, dans la vraie vie comme au cinéma. Pour comprendre ce qui se joue, il faut planter le décor.

Il pleut une lumière délicieusement blafarde dans ce trop petit hall coincé entre deux couloirs de zonz’. Mouss’ a le cul posé sur un tabouret vintage dégoté dans une poubelle par l’équipe déco. Il est entouré de Tic & Tac, les deux stagiaires bourreau en bleu de travail qui, au début de la scène, tiraient déjà la tronche mais à côté dudit bourreau, Lulu.

Lulu tape la pose à côté de Grég’ la vieille école et de Yann la bite humaine, tous deux endossant des robes d’avocat pour l’occasion. Lolo, le directeur de prison, leur fait face avec austérité. Dans son dos, agglutinés, les officiels de rigueur. Médecin, procureur, directeur et inspecteur de police et même une juge, Kriss-Teen. Dans la vraie vie, ladite brochette d’officiels est une joyeuse bande de déconneurs. Il se connaissent tous, tournent ensemble, jouent ensemble, boivent même de l’eau ensemble. Mais à l’image, c’est un concours de Droopy. Des têtes de mort sur un T-shirt de métalleux.

Sur le papier, six à sept pages de scénar’, et autant de minutes de film potentielles au final. Sur le plateau, trois jours de travail. Dans la scène, tous les personnages se disent des trucs, il se passe des trucs, le temps passe trop lentement et tout le monde tape du pied. Dans la vraie vie, pour y parvenir, il s’agit de traverser l’Atlantique à la rame. Faisable, mais coton. Coton parce qu’humain. Humain parce que comédien.

Une comédienne, un comédien, c’est un mec du GIGN sans gilet pare-balles en pleine prise d’otages. Grande liberté de mouvement mais blessures graves à prévoir. Jouer, c’est parfois une épreuve de force, le zguègue à l’air. Comme Mee-Ka, le premier assistant, dans son lac gelé après sa séance de sauna. Mais les longueurs s’étirent en longueur et un petit être dérouille alors. À bien des moments, d’ailleurs. Dès le casting, expérience ou pas, formation ou pas, les problèmes arrivent. Les gros sont trop vieux, les vieux sont trop chauves et les chauves sont trop gros. Pareil pour les femmes — cheveux en plus et rondeurs en moins, de préférence. Jeunesse éternelle pour tous, même les vieux. En quelques remarques anodines, l’ego d’un comédien se fait déchausser les molaires à coups de batte de baseball. Dans la vraie vie, celles et ceux qui ont subi des entretiens d’embauche par paquets de douze avant de réussir à manger peuvent aisément comprendre la sensation.

Si le recrutement roule, essais costumes, répétitions éventuelles et direction le plateau. Bienvenue en enfer. Un enfer pavé de projecteurs qui brillent, de caméra qui tourne, de micros qui volent, de technicos impatients, de loi Évin souillée, de températures indécentes et de surpopulation étourdissante. Au fond, bien planquées, dans la tête de Pitt et de la plupart des membres de l’équipe, de bonnes intentions: celles de produire la matière première.

ACTION.

Lulu, le bourreau, a une tartine de texte à étaler. De la simple info au bon gros morceau, bien sale, bien gorgé d’horreurs. Un descriptif de meurtre ultra violent. Viol, brûlures de cigarette, coups et blessures, tortures diverses et mise à mort… Son texte, c’est le menu d’un repas de famille. Une énumération ouvertement abjecte.

Ça suffit, Djibouti. Il faut finir maintenant.

En amont du musée des horreurs, il y a une courte réplique incluant le nom du personnage de Mouss’, auteur de ces violences. Djandoubi. DJAN-DOU-BI. Facile à écrire, facile à dire, impossible à jouer pour Lulu.

Ça suffit, Shifumi. Il faut finir maintenant.

C’est le point zéro. La première secousse d’un tremblement de terre invisible à l’oeil nu dont Lulu sera l’épicentre. Prise après prise, secousse après secousse, tout le plateau va vaciller sans jamais tomber mais en perlant parfois du front. Et en riant beaucoup, aussi.

Ça suffit, Jumanji. Il faut s’enfuir maintenant.

Le premier qui décroche, comme souvent au cours de ce tournage, c’est Mouss’. Lascar de naissance, comédien de formation, Mouss’ sait raconter les histoires mais ne sait pas les finir. Dans la vraie vie, il éclate de rire au quart de tour mais n’est jamais aussi beau que le visage grave. Son rire fait le bonheur de Nee-Ko, à la perche, qui se délecte de son éclat dès le premier jour. Le mardi, dans la cellule bondée comme une rame de métro à 18h un soir de semaine, Mouss’ part en vrille sur les quelques répliques de Lolo à son entrée en scène. Lolo se pointe, déroule sa courte phrase en jouant des sourcils et Mouss’ décroche. Alors face à Lulu qui déraille à coups de Shifumi-Djibouti-Kirikou sur sa gueule, c’est la déliquescence programmée.

Salsifis, Mandchourie. Il faut finir maintenant.

Sur les trois jours de boulot sur cette grosse séquence, Mouss’ passera une certaine partie de son temps à… servir d’amorce. À être une grosse patate, souvent floue, parfois nette, bord cadre. L’occasion, pour lui comme pour Pitt à la mise en scène, d’étaler tout un éventail de propositions sur comment faire passer la tristesse dans ses cheveux ou l’angoisse de la mort dans son tombé d’épaule. Rire, éclat, Nee-Ko qui sourit.

Quand la caméra est sur lui dans cette séquence-là — c’est souvent le cas malgré tout —, il doit fumer. Pas de bol pour un mec qui n’a jamais coincé le moindre mégot entre ses lèvres, même au bahut. Le tournage est pour lui une formation accélérée en cancer de la gorge. De Niro a pris quarante kilos pour jouer Al Capone dans Les Incorruptibles; Tom Hanks a pris trente kilos puis en a perdu cinquante pour jouer dans Seul au monde; Mouss’, pour les besoins du court-métrage de Pitt, s’est mis à fumer des Philip Morris Ultra-Giga-Light. Ça ou fumer le vent, c’est pareil. Mais pour lui, qui a failli dégobiller ses lasagnes et sa salade en tirant deux lattes sur une Malbac’ Light pour s’entraîner le lundi soir, c’est la seule issue. Quand il est à l’image, c’est souvent en gros plan, la clope au bec. Le mercredi, au cours de la première journée consacrée au top de l’action du film — Mouss’ qui fume en tirant la tronche —, il changera progressivement de couleur et d’humeur. Avant de finir avachi dans un coin, à se gaver de bananes pour se couper la gerbe qui lui monte au nez.

En comparaison, faire passer la tristesse dans ses cheveux, c’est une promenade. Et donner la réplique à Lulu le surréaliste, c’est la poilade. Quand celui-ci passe au gros morceau bien sale, au dîner de famille, au catalogue d’infamies, Grég’ et Yann entrent en scène à leur tour.

Yann, c’est la bite humaine. Il a le contact facile et une chaleur communicative. Une cinéphilie certaine et un goût prononcé pour l’humour le rendent sympathique en deux-deux. Vouloir être son pote prend trois minutes, le devenir pour de vrai doit demander des années. Mais surtout, surtout, ce mec est donc la bite humaine. Un danger pour les mères de tout le monde. Celles et ceux qui ont étouffé de rire devant Les Beaux Gosses de Riad Sattouf comprendront, les autres devraient planquer leurs génitrices sans attendre. Vraiment. Ce mec est un danger.

Grég’ transpire le classicisme. La belle gueule des longues années, l’élégance d’un autre temps et la verve des gens de théâtre. Au risque parfois d’en faire trop. Mais avec une propension hallucinante à ajuster son comportement ou son ton de voix. Quand Lulu s’attaque au menu gastronomique de l’ultra-violence qu’est son texte, Grég’ est censé le chahuter un peu, lui couper ponctuellement la parole. Rendre le tout dynamique et tendu. Mais le surréalisme prend Lulu par la main et l’entraîne sur sa piste noire. Pitt réagit vite et propose de faire des panneaux — un prompteur de fortune. Mee-Ka fonce chercher du papier et un marqueur, s’installe à la jolie table de la déco, dézingue tous les accessoires, R-One grogne, Mee-Ka sort son exemplaire du scénar’ et recopie les dialogues. En quelques minutes, scotché sur la rambarde, le texte de Lulu, à portée de sa vue. Et R-One est de corvée pour remettre tous les accessoires en place en maugréant.

Sur les internets, la terminologie adéquate pour décrire l’incidence de cette installation serait peut-être #EpicFail. Lulu est lancé tout schuss sur la putain de piste noire et ne remontera jamais, ne s’arrêtera jamais, ne bifurquera jamais. D’Exécuteur en Chef des Hautes Oeuvres de la République — le terme officiel pour bourreau, présent dans son texte —, il deviendra Chef en Hauteur des Exécuteurs de la République. Ou Executeur des chefs-d’oeuvre de la République. Les mots se baladent, la ponctuation se fait gifler, les liaisons se font molester. Il sera question de coups de pâtisserie, d’électricité sur du piment de Cayenne, de viol avec ceinture, de vomi z’à lécher z’au sol… Un putain de cadavre exquis à répétition. À croire que le mec joue au Boggle avec son texte.

Lulu dérouille grave. Les secousses à l’intérieur de son petit être l’ébranlent sévèrement. Les prises s’enchainent et les répliques du séisme de même. L’onde de choc se propage au sein de l’équipe. En cercles concentriques, chacun contenant une partie des gens présents sur le plateau.

Dans le premier cercle, il y a les comédiens. Grég’ et Yann, bien sûr. Mais aussi Mouss’, le condamné. Lolo, le directeur de prison, et tous les officiels derrière. Tous, légèrement vêtus de leurs quelques années de métier à traîner sur les plateaux ou armés de leurs décennies de carrière, connaissent ces moments-là. Et les torsions intestinales qui vont avec. Tous vont décider, sans mot dire, instinctivement, d’être encore plus. Plus disponibles, plus à l’écoute, plus avenants avec tout le monde en général et Lulu en particulier. Être plus pour filtrer et amoindrir la tension environnante; amoindrir cette tension pour créer un espace et une barrière autour de lui; ériger cette barrière pour lui offrir la possibilité de se soutenir pour se relever.

Le deuxième cercle est celui des pragmatiques — Pitt en tête. Ceux-là, ils veulent que ce soit dans la boîte, tout simplement. Alors, des pancartes avec le texte, des prises à répétition, des propositions de changements pour faciliter la vie à Lulu… Tout est envisagé voir mis en place pour avoir une bonne prise.

Plus loin, la propagation oscille entre soupirs, dents serrées et roulements de globes oculaires. En satellite d’un cercle à l’autre, Guilch’, le producteur. Lui, son truc sous pression, c’est de se gratter le visage jusqu’au sang et de tirer une tronche à en faire chialer La Grande Faucheuse de peur. Un prod’ sur un plateau, c’est un thermomètre qui se prend de sérieux écarts de température dans les gencives selon les événements et les humeurs de chacun. Et quand ça coince sur le décor, devant la caméra, c’est le yoyo dans ses tripes.

Ça suffit, Mamoundji. Il faut finir maintenant.

Tant pis pour Djandoubi.

Une insignifiante après-midi faussement foireuse ne parvient pas à entamer la méchante volonté de cette folle équipe de faire un truc dingue: un court-métrage. Un film, s’il est la volonté d’un auteur, la démarche d’un réalisateur, est un amalgame des expertises, émotions et expériences de celles et ceux qui contribuent à sa fabrication. Dans le tas, se glisse parfois un glitch qui vient faire briller le soleil sans demander l’autorisation à personne ou presque.

Jeudi, Ha-Beeb est dans la place. Le mec dont Nono, le renfort machino, assurera la doublure le lendemain. L’imam de la troupe. Dans la vraie vie, c’est le collègue de Pitt. Parce qu’un réalisateur de court-métrage, c’est beau, c’est cool, ça pécho facile, mais ça mange pas sans un vrai taff. Le même qu’Ha-Beeb, donc. Sur le précédent court-métrage, il avait hérité d’une apparition à l’image. Lui qui devait faire de la figu s’était retrouvé à claquer la bise à un comédien pendant une prise. Rien, une broutille. Mais le lascar était ivre de bonheur. Sur ce film-ci, Pitt lui a filé un petit rôle. Avec une ligne de dialogue, non pas à apprendre, mais à inventer. En rebeu dans le texte, s’il vous plait. Le lascar a bossé sa phrase pendant trois semaines devant sa glace, matin et soir. Et là, sur le plateau, entre l’action et le coupé, l’animal est beau comme un tracteur qui sort de l’usine quand il lâche sa réplique. Une réplique, l’affaire d’un plan. Mais il passera la journée sur le plateau. Prendre sa dose de kiff avant de repartir au turbin là-bas, loin, à Paname, loin de la vieille zonz’ de Clairvaux.

Quand ce mec est dans la pièce et rigole, il fait vingt-cinq degrés direct. La chaleur d’Enrico Macias portée par la gouaille de Saïd dans La Haine. Qu’il connaisse ou non les personnes, il leur parle comme s’ils étaient ses voisins de palier.

Lui qui a son p’tit style travaillé en civil, avec ses p’tits cuirs de prince des rues qu’il dégote dans les plus obscures friperies de Saint-Ouen, fanfaronne sur le plateau dans sa tenue d’imam. S’il y avait un tapis rouge dans le couloir, ce serait Sophie Marceau à Cannes en robe de créateur.

Des barres de rire de Mouss’ aux blagues potaches de Yann, des grimaces subliminales de Kriss-Teen aux poses de cador de Lolo, tout le monde a décidé de ramer dans le même sens: par là-bas. Et en se marrant, malgré tout. Malgré les soupirs au fond de la classe et les dents serrées. Parce qu’il sera question de cela, finalement: d’un putain de bon bêtisier à s’en décoller la plèvre et en crever étouffé.


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