De la pluie qui tombe aux bières qui claquent, en ce deuxième jour rayonnant de froid et de gris, la fine équipe se balade.
Rendez-vous à la mi-journée à la station Porte d’Auteuil. Station de métro qui a la particularité d’être un putain de désert. Deux vieilles biques brinquebalantes, trois cougars aux fins de mois difficiles, deux chauves enrhumés et un lascar paumé pour seuls vrais usagers pendant trois heures. Du coup: figu. Des potes, des potes de potes, un oncle et une tante, des potes du deuxième assistant réa… Une petite douzaine de personnes réquisitionnées pour se les geler dans les courants d’air des couloirs et faire semblant de marcher quand on le demande. Eh bien, c’est balaise de marcher. Super balaise. La première prise, tout le monde foire. Se prend les pieds dans son voisin figu, ne sait pas où aller, quand y aller, quoi faire… Caler une douzaine de personnes à faire passer dans le champ, flous, à l’arrière plan, et avoir l’air naturel, ça se fait dans la douleur. Au premier plan, le comédien doit resquiller, déambuler, disparaitre, réapparaître, gueuler et courir. Et la figu doit faire comme des vrais gens de la vraie vie dans le vrai métro parisien: comme si de rien n’était.
Mais la figu, c’est cool:
Fastoche. Puis les figus claquent la bise et dégagent. Le temps de toper deux trois plans dans d’autres couloirs et tout le monde taille, direction rue Delambre, dans le XIVème. Une rôtisserie (puisque celle du lundi a été un échec cuisant) et une porte cochère.
Boucherie ouverte, vrais clients de la vraie vie qui rentrent et qui sortent, rôtissoire sur le pas de la porte. Rien de spécial. Toute la rue zieute la Dream Team qui s’asticote les neurones pour filmer des poulets qui rôtissent. Mais sinon, rien de spécial. Une petite dizaine de personnes qui chipotent sur le moindre poil de cul de poulet rôti, c’est un spectacle assez impressionnant. Plus encore que deux vendeurs FNAC qui pinaillent et plaisantent sur deux réfs de batteries d’appareils photo dont tout le monde se fout, même ceux qui les fabriquent.
À quelques centaines de mètres de là, dans la même rue, le reste de l’équipe prépare les plans nuit. Et là, bienvenue dans le monde merveilleux du cinéma. Il y a une étape diplomatique: prévenir la gardienne, qui s’occupe de l’immeuble dont la porte cochère sera à l’image, que P., le comédien, va défoncer ladite porte à coups d’épaule avant de l’achever à coups de pompe. À coups de kick, comme dit P. Pour cela, faire appel à F., le régisseur principal. Qui commencera sans doute par dire à la gardienne que son legging léopard et sa décoloration blonde platine lui vont à ravir. Puis lui crachera la Valda. Mais classe, avec du vocabulaire de Grand Larousse Illustré et du madame à toutes les phrases. Autre étape, amorcée bien avant la diplomatie: la bidouille technique. Rendre cette porte cochère, lourde comme un mort, kickable. Mais JP, l’accessoiriste à gueule de cloche, est dans la place. Dévisser le groom, coincer la fermeture, faire des raccords peinture au Posca, installer un faux digicode…
Ce mec est un as. De très haut niveau. Ingénieux, joueur, un mec pour qui résoudre un problème est du kiff en barres. La porte, c’est réglé. Problème suivant, la pluie. Qu’il pleuve ou pas, il doit pleuvoir. Et même s’il pleut, il doit pleuvoir plus. Et là, le JP est venu avec ses potes, les faiseurs de pluie. Un gros tuyau d’arrosage, une rampe, un discret mouvement du poignet. Et il pleut. Genre pluie, hiver.
Le temps de becter, la nuit tombe. Faux digicode plus vrai que nature, pluie qui pleut, porte qui claque à coups de kick… Le cinoche fait çà bien. Même F., l’ingé son, parvient à se faire entendre. Son kiff, à part le silence, c’est le bruit. Une porte qui fait boum, des bruits de pas sur du béton ciré, la rumeur de la ville avec une sirène qui se dissipe au loin… Le lascar, qui a souffert le premier jour, fait comprendre au reste du monde (qui s’en fout) que ce qu’il prend fait sens. Il a un sourire malicieux, à quelques reprises, quand il parvient à toper un joli son, à un moment, en fin de prise, pendant un silence plateau.
Il est tard. Mais la balade continue. Direction Cambronne, sur le boulevard Raspail. Et là, bienvenue dans le monde merveilleux du cinéma. Encore. Mais presque rien à faire. Une simple formalité d’une minute trente à l’image. À faire d’une traite. Un truc anodin. P. sort d’une épicerie, une canette de 8.6 à la main. Il l’ouvre, se met à marcher, traverse la rue, continue la balade le long du parking sous le métro aérien en sirotant ladite binouze, la vide, plie la canette puis jette cette dernière dans le wild, a.k.a. la rangée de bagnoles garées. Avec en bonus, une idée supplémentaire de dernière minute de l’artiste de la bande, Pitt, fierté nationale personnelle et réalisateur: quand le mec traverse, ce serait super, mais vraiment, d’avoir une voiture dans le champ, à l’arrière plan, qui ne peut poursuivre sa route pour cause de personnage principal qui zone au milieu de la chaussée. Vu l’axe de caméra, impensable de couper la circulation du boulevard. Ça reste un court-métrage chiant acheté par Arte, c’est pas Taxi 5 non plus. L’idée dans les mains, l’équipe tire une tronche qui ressemble à une grimace d’Halloween. La steadicameuse veut s’évanouir mais se retient, le directeur photo vendrait sa mère pour être aveugle, l’assistante réa préférerait vendre des chaussures dans une boutique des Halles, la régie menace de mort la mère de Pitt et le producteur se pique à la Javel dans sa bagnole de loc, seul produit qui parvient à le calmer. Mais: toutes ces personnes sont une putain d’équipe formidable. Une putain d’incitation à la polygamie homme/femme-femme/femme-homme/homme. Un joyeux bordel pour épouser tous ces gens-là, tellement ils claquent leur mère.
Alors tout le monde s’y cogne. Pour qu’une putain de caméra puisse faire la même balade, devant le comédien, en reculant donc, il faut une bonne dose de bomba. Et toute une famille pour gérer la manoeuvre. La caméra est vissée à F., la steadicameuse, retenue par la culotte par un machino, pour éviter qu’elle se flingue les chevilles et se fracture le crâne à chaque trottoir et accessoirement l’aider à filer entre deux bagnoles tout en douceur; à gauche de la cam’, la première assistante opérateur avance au même rythme et fait le point avec une télécommande dans ses mains pour essayer de garder le comédien net le temps de la balade; pas loin, en satellite, le chef op’ traîne avec son écran de contrôle pour veiller au grain côté image; derrière la caméra, un électro tient un projo transportable à bout de bras, un lampion de cinq bons kilos, facile; en satellite également, à l’instar du chef op’, la première assistante réa dont le taff est de surveiller les marmots-techniciens et de ramener tout ce p’tit monde au point de départ, par la peau du cul, quand la prise est coupée; pas loin du comédien, le perchman avec sa marmotte plantée au bout; l’ingé son, lui, qui a sa propre marmotte, est en tête du cortège (enfin, tout derrière) pour choper des ambiances sans avoir le bruit de toutes et celles et ceux qui gravitent autour de la caméra; pour encadrer la procession, deux régisseurs en gilet jaune balisent en tendant les bras, réorientent les nerveux du cortège, rattrapent les retardataires par le slip pour libérer la rue le plus vite possible, laisser passer la voiture de jeu qui a bloqué sauvagement la circulation pour jouer son rôle dans la scène; autour, jamais au même endroit pour bien faire chier, l’artiste de la bande, Pitt, le réal, qui se la raconte souple-du-genou et trotte un peu partout.
Des masques à oxygène viennent de tomber. Merci de respirer normalement. Ceci est un plan séquence.
Okay, des mécaniques s’imposent. Des répétitions techniques pour caler les déplacements des comédiens et de la caméra, donc de la procession de l’équipe technique. Pendant ce temps, à Vera Cruz, à savoir contre une porte cochère de la rue, P., le comédien principal, a.k.a. Polo (son p’tit nom pour les intimes), le lascar qui s’est roulé dans la terre et la crotte le premier jour pour affiner son costume, tape la discute avec un poto. Ledit pote a une gueule de frère Rappetout dans La Bande à Picsou. Ce mec peut te jouer la mélodie qu’il veut au pipeau, tu sais que c’est un voyou. Il est gentiment venu résoudre un problème de Polo: ce dernier a oublié sa boulette aujourd’hui. Du coup, l’animal est tendu comme un slip au soleil sur une plage de Méditerranée en plein mois d’août. Alors Rappetout est venu payer son bédo. Polo se pilonne la pastèque avant la première prise.
Moteur demandé. Ça tourne. Action.
Polo sort de l’épicerie, s’arrête sur le trottoir, ouvre sa canette de 8.6. Et là, une pause s’impose. Pour réussir un tel plan, plusieurs prises sont nécessaires. Les aléas, les cafouillages, les problèmes de trajectoire, le manque de synchro… Nécessairement, il va falloir la refaire. Systématiquement, il faudra réouvrir cette canette.
C’est là que JP, l’as des as, intervient. Entre autres bricoles, il a passé un temps considérable, dans la journée et la soirée, à préparer des fausses bières: percer le bord supérieur de la canette à l’aide d’une toute petite mèche; retourner la canette et la vider de son contenu (de la bière qui pue); glisser un peu d’eau dans la canette vide, à l’aide d’une seringue, via le trou percé; rincer de l’intérieur en secouant; retourner à nouveau la canette pour la vider de cette eau. Oui, c’est long. À décrire et à faire. La canette est ainsi vidée de son contenu sans n’avoir jamais été ouverte. Elle fait le clac mais pas le pschiiitt. Petite déception de l’ingé son. Polo l’ouvre et fait semblant de boire. Par commodité de jeu, sur certaines prises, Polo demande à JP de les remplir à moitié d’eau à l’aide de la seringue. Et, pour la troisième prise, le même Polo, qui s’est pilonné la tronche avec le zouz’ de Rappetout, veut une vraie bière. Par souci de réalisme…
Polo sort de l’épicerie et ouvre sa vraie canette de 8.6. Il traverse la rue puis traîne des pieds au milieu de la route. La voiture de jeu se cale derrière et interprète son rôle tout en finesse. Appel de phares, coups d’accélérateur. Polo sirote sa vraie 8.6, se rabat, jette un regard mauvais à la voiture de jeu qui sort du champ. Polo remonte entre deux voitures, la procession du steadicam file de l’autre côté. Sous le métro aérien, un truc se passe. Mais Pitt le raconte mieux, il l’a vécu de près.
Un improbable couple de petits vieux a résisté aux tentatives désespérées de 15 personnes de les faire dévier de leur route. Rien à foutre, l’air éberlué, sans un mot, ils ont tracé tout droit, entre le steadicam à reculons et le perchman. Et fatalement, sont entrés dans le champ en croisant le comédien principal. C’était un peu comme John C. Reilly et toute sa troupe, armée jusqu’aux dents, qui croise un indigène qui s’en bat les steaks du monde moderne, au début de La Ligne Rouge.
Polo finit sa 8.6 après quelques longues gorgées, la plie entre ses mains, la jette au loin. La caméra s’arrête net, il fait une sortie de champ.
Coupez.
Troisième prise formidable. Une minute trente au chrono. Sans accroc. Tout le monde est à deux doigts de s’en rouler des biens baveuses. Une quinzaine de gueules se plantent devant l’écran de contrôle de quinze centimètres pour visionnage. Bonne nouvelle: elle est vraiment super bien. Un vélo passe sur la piste cyclable, un scooter excédé passe aussi sur la même piste, deux vieux jouent des coudes dans le champ… Tout çà pue le naturel parisien. Moins bonne nouvelle: il y a l’ombre de la caméra sur un toit de voiture dans le champ. Une belle ombre. Du genre qui passe, qui bouge et qu’on voit.
Une minute trente au chrono. C’est le temps qu’il a fallu à Polo pour descendre la vraie 8.6 de la vraie vie, après le vrai zouz de Rappetout, le joueur de pipeau. Le Polo, au sortir de cette formidable troisième prise, il est mûr. Bien bien mûr.
Pour résoudre le problème d’ombre sur le toit de voiture, rien ne vaut une immense plaque de polystyrène tenue à bout de bras par un machino au moment du passage de la caméra — il crée simplement une ombre plus grande. Puis le mec a dix secondes pour retraverser la rue et se planquer derrière une camionnette avec sa plaque.
La fine équipe va recafouiller sur une ou deux prises. Dont une où Polo, qui a le geste plus brusque, et s’est racheté une vraie 8.6 de la vraie vie dans l’épicerie en attendant le moteur, balance sa canette sur le crâne du machino qui retient la steadicameuse par la culotte. Le temps de lui faire un câlin viril et l’équipe boucle une sixième prise, chronométrée à une minute quarante-cinq par la scripte. Classe, pas d’ombre et un comédien franchement allumé. Il titube au milieu de la rue, ses gestes sont clairement flottants, il a les yeux en trou de bite et la maquilleuse n’y pouvait rien.
Les camions déboulent et les machinos commencent à plier tandis qu’un dernier plan de coupe est tourné. Même si personne ne dit rien, tout le monde a une demie-molle de circonstance dans le falzar. Ce truc, c’était du kiff pur. Parce que tout le monde doit jongler pour que ça passe. L’audace, dans un taff qu’on aime, est une piqûre de rappel: pourquoi on aime ce que l’on fait. L’audace, c’est un plaisir de gosses dans un monde d’adultes.
Dans son coin, JP a le regard malicieux. Des vraies 8.6, il en avait acheté sept. Et six d’entre elles ont été utilisées pour le jeu. La septième sera son réconfort ce soir.
Fin de journée à minuit passé.