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Sept millions cent soixante-et-un mille cinq cent soixante. Et un. Le nombre d’hommes libertins, festifs et sensuels qui achètent le numéro 11 du volume 19 de Playboy. En français: le numéro de novembre 1972, dix-neuvième année d’existence. Le plus gros tirage du magazine. En couverture, Pam Rawlings, modèle de charme dans un juste-au-corps noir des plus ravissants, câline un distributeur de boules de gomme qui distribue des perles en collier. Puis, en page 3, édito et sommaire viennent titiller l’intérêt de l’homme qui sait où trouver ce qu’il veut.
PLAYBOY | Novembre 1972 | 1$
Un pavé de trois cents pages qui déborde. Sans compter le courrier des lecteurs, les dessins humoristiques, l’élégante sélection de publicités pour des produits raffinés et les quelques attractions supplémentaires — image utilisée par le rédacteur en chef pour qualifier le contenu réservé à sept millions cent soixante-et-un mille cinq cent soixante adultes. Et un: Billy.
Sensuel en secret, le p’tit Billy. Avec ses Stan Smith crottées, son fute en velours, sa chemise de bûcheron et sa blouse blanche. Côté festif, son interprétation de l’ivresse du samedi soir (après deux mètres de bière) n’a rien à envier au bad trip de Marlon Brando dans Apocalypse Now. Pour le libertinage, il s’en réfère donc aux attractions de Playboy. Billy n’a qu’un seul défaut: il est aussi organisé qu’une manif’ d’alter-mondialistes à Davos. Sympathique, motivé, mais inefficace. Sa piaule ressemble à une déchetterie, sa besace à une poubelle de la ville, et son bureau à un casier d’ado au lycée.
La blouse blanche de sa tenue lui est utile pendant son stage à l’Institut de Traitement du Signal et des Images (SIPI) de l’Université de la Californie du Sud où il est étudiant en optique. Il prépare un doctorat. Cet après-midi de juin 1973, il est avec le chef du laboratoire et Alexander Sawchuk, professeur assistant de génie électrique. Qui tirent une tronche de trois pieds de long, minimum. William K. Pratt, fondateur du SIPI en 1971 et directeur depuis, travaille sur un article pour une conférence. Concernant le traitement d’image numérique. Et toute la fine équipe est impliquée, comme souvent pour un papier scientifique. L’une des tâches est l’illustration de l’article. Voilà pourquoi ils tirent la tronche. Les premiers travaux sur le traitement d’image numérique datent du début des années soixante. À cette époque, la poignée d’illuminés derrière les prémices de cette science a besoin d’images. Par commodité, rapidité et réduction de la dose d’emmerdements, ces pionniers se rabattent sur les mires utilisées par la télévision. Succession de barres de couleurs verticales, voire en nuances de gris. Du tracé plat. Il y a de quoi faire la gueule.
Alors tous tâtonnent autour d’eux. Chacun fouille son sac, feuillète les ouvrages disponibles, se gratte la tête. En quête de contraste. Par mégarde, Sawchuk pose ses mains sur le foutoir de Billy. Pizza, canette, polycopié, livre, canette, chaussette, chaussette, crayon mordillé, Playboy, livre, stylo, pantalon, sous-bock… Un doute. Sa main revient sur ses pas.
C’est quoi çà?
Billy frémit. Moins par peur que par joie. De l’avoir retrouvé. Volume 19, numéro 11. Faire minette dans une voiture neuve achetée en Europe. Alexander Sawchuk parcoure le magazine. Ses lunettes s’attardent sur quelques pages. Des publicités pour Adam Cigarettes, Club Soda, Toyota ou Kawasaki; les photos de Gwen Welles par Vadim; la pin-up de Vargas… Lente balade jusqu’aux pages 138, 139 et 140. À déplier. Billy frémit à nouveau. Elle prend place. Ravissante et sereine. La Joconde n’est finalement qu’une croûte de peinture sur un bout de bois.
Les hommes (en blouse blanche) sont tous les mêmes. Un savoureux 91, une poire appétissante, des jambes affriolantes. Et Sawchuk, lui, colle son museau sur le minois. Subitement, il arrache le tiers supérieur du poster central. Billy étouffe un gémissement.
Pour la science.
Sawchuk, torse bombé, s’installe devant les machines. Billy, voûté, ramasse le double feuillet restant et le glisse dans sa vieille besace.
Deux engins gros comme des cercueils attendent l’empereur Alexander.
Le premier est un scanner à tambour Muirhead. Le tambour est un tube en verre. Sawchuk place l’image à l’intérieur, collée à la paroi, face vers l’extérieur, après l’avoir découpée à l’aide d’un cutter, pour ne garder qu’un carré de 5,12 pouces d’arête contenant son visage. Sawchuk se retrouve avec un portrait coupé à l’épaule.
Le chef lab’ branche ensuite trois convertisseurs analogiques-numériques (pour le rouge, le vert, le bleu) au scanner. Puis il les connecte au second cercueil, un mini-ordinateur HP 2100: 8 kilo-octets de mémoire vive, un processeur cadencé à 10 Mégahertz. Ce cercueil est une bombe.
Le miracle technologique se produit. Acte de pure barbarie pour le non-initié. Le tambour du scanner, à l’instar de celui d’un lave-linge, se met à tourner. À l’extérieur, un objectif scrute l’image. Capture la lumière. Des photomultiplicateurs, des petits tubes bourrés de circuits électroniques, convertissent cette lumière en signal électrique. Ce dernier, analogique, est à son tour converti en signal numérique, des 0 et 1 interprétables par l’ordinateur. Qui enregistre les données sur une bande magnétique 9 pistes.
Pas de faux suspense, cette opération prend des heures. Pendant lesquelles Billy est de corvée de café. Le trio parle baseball et politique. Mais Billy parle peu. Il palpe ponctuellement le papier glacé dans sa besace. Et il soupire. Pour la science…
Le scanner couine. Miracle terminé. Ils rembobinent la bande et consultent les 768 kilo-octets de données enregistrées.
Bof.
L’image est un peu allongée. À peine. Le visage légèrement étiré surprend à côté de l’original du magazine. Ensuite, les couleurs ont gentiment dérapées vers le rose bonbec. La taille de l’image, enfin: 512x511 pixels. Et non 512. Cause bug. Pour y remédier, Sawchuk copie-colle la ligne du haut pour arriver au format souhaité.
William Pratt, le directeur du SIPI, qui a besoin de l’image pour son article, rentre alors dans le laboratoire. Les Pieds Nickelés s’écartent et lui laissent les platines. Tout le monde la boucle.
Les hommes (en blouse blanche) sont tous les mêmes.
William Pratt contemple l’image. Et il y voit des détails: les cheveux, les cils, le frou-frou du chapeau, les iris des yeux. Il cartonnera à la conférence du lendemain. Dans les jours qui suivront, nombre d’éminents collègues présents à l’événement défileront dans le labo, réclamer une copie de cette nouvelle image. Alors Billy prendra la bande magnétique 9 pistes et en fera des copies au kilomètre. Il y consacrera son été. Tous les quémandeurs utiliseront ce joli visage pour procéder à des tests de traitement d’image. Ils pourront ainsi comparer leurs résultats à ceux de Pratt, Sawchuk et consorts.
William Pratt contemple l’image. Et il y voit des textures: le chapeau, la peau. Des régions uniformes: l’arrière-plan flou, l’éclat de la lumière sur l’épaule. Son équipe mettra progressivement d’autres images à disposition. Elle créera des standards pour permettre à tous les spécialistes de comparer et d’analyser à armes égales. Mais le chapeau à frou-frou restera numéro un.
L’article rédigé pour la conférence fait partie de la tonne de recherches qu’il utilisera pour écrire un livre qui paraitra en 1978: *Digital Image Processing*. Traitement de l’Image Numérique. Une bafouille de sept cents pages dans laquelle l’auteur définira les fondamentaux de cette science.
Bible, Coran, Torah, Livre des Morts Tibétain, Déclaration d’Indépendance, Petit Livre Rouge, Martine à la Ferme, Tintin au Congo, Playboy de novembre 1972, Pif Gadget Hors-Série sur les bombes artisanales… Dans nombre de domaines, des textes semblables à celui de Pratt existent. Fondateurs. Des références. Des points zéro. Du p’tit lait pour le lectorat cible, de la pisse pour le reste du monde.
Son livre sur les genoux, des centaines de chercheurs, ingénieurs et étudiants en optique, génie électrique ou mathématiques appliquées apprendront, assimileront, expérimenteront. Sur un joli chapeau à frou-frou affiché à l’écran. Sans que le reste du monde n’y prête la moindre attention.
Pourtant…
Des nichons en pièce jointe, la Joconde sur Wikipédia, une double sodomie sur YouPorn, un avatar sur un forum, des taulards humiliés à Guantanamo sur Mediapart, une série en streaming sur Megavideo, un tremblement de terre au Japon sur lemonde.fr, un portrait sur Flickr, un couturier antisémite sur YouTube, un fond d’écran super sympa, le meurtre d’une douzaine de personnes par un hélicoptère Apache sur Wikileaks, un cunnilingus dans une voiture sur RedTube, une vue satellite sur Google Maps, une photo de profil sur Facebook…
IMAGE
Représentation, projection d’un objet produite par la réunion des rayons ou faisceaux lumineux qui en émanent et se reconstituent sur un miroir, sur un écran ou sur l’œil.
Un ordinateur sans images, c’est un bottin sur écran. Un chapeau sans frou-frou. Fade. Décevant. En France, on essaiera. Le minitel. Il mourra.
Réduction de bruit, opérateurs point à point ou locaux, ajustement gamma, lissage par filtre rectangulaire, pyramidal ou gaussien, déformation, détection de contours par filtre de Prewitt, de Sobel ou de Canny, calibration, recalage géométrique ou iconique, nuances de gris, segmentation sur les régions, les contours, le seuillage ou la coopération, pixélisation, quantification vectorielle, compression avec perte, sans perte, presque sans perte, dissolution…
TRAITEMENT
Discipline de l’informatique et des mathématiques appliquées qui étudie les images numériques et leurs transformations, dans le but d’améliorer leur qualité technique ou d’en extraire de l’information.
Pour qu’un ordinateur affiche des images, ces messieurs-dames boiront leur p’tit lait dans leurs laboratoires. Et progresseront. Grâce à quelques coups de cutter sur le poster central du Playboy de novembre 1972.
William Pratt regarde le carré aux couleurs chaudes et il y voit du contraste. Il contemple cette image et elle lui plait. Parce que c’est une jolie fille. Et parce qu’elle pue la vie.
Elle est parfaite. Qui est-ce?
Billy a la main fourrée dans sa besace, pressée sur le 91 sur papier glacé.
Lenna, tout simplement.
En 2173, Miles Monroe (Woody Allen), un homme cryogénisé 200 ans plus tôt, est ramené à la vie par des scientifiques. Qui lui montrent des photos pour en savoir plus sur le XXème siècle. Dont celle d’une playmate…
Ces filles n’existaient pas dans la vraie vie. Elles étaient en caoutchouc. On les gonflait et on faisait un nœud. On pouvait y étaler de l’onguent.
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