Une journée de fonctionnaire — une vraie, du 9h-18h — après deux jours de pause. Un dimanche, certes. Mais du soleil du début à la fin.
Au p’tit matin, au bord du Canal Saint-Martin, l’équipe se pèle méchamment le derrière. Les yeux plissés par le froid et la fatigue, tout le monde traîne sa carcasse et son matos. Un mec, une nana, des gosses, des potes, du ménage, des lessives… La vie des pros du cinéma est étourdissante de banalité le week-end. Polo, après un samedi soir passé à gifler ses neurones à coups d’oinjs et de bibine, a sa méthode bien à lui pour démarrer. D’abord, ne pas se réveiller. C’est le deuxième assistant, chargé de l’emmener quotidiennement sur le plateau, qui l’a tiré de son lit par le bout du gros orteil. Pour ce faire, il est rentré chez Polo. Et pour rentrer, il a simplement poussé la porte. Polo a paumé les clés de chez lui. Pour être sûr de pouvoir rentrer ou sortir, il ne ferme jamais ladite porte. Pas le temps de prendre une douche non plus. Pas besoin de s’habiller — il a eu la présence d’esprit de s’effondrer avec ses vêtements quelques heures plus tôt. Ensuite, sur le plateau, entre les prises, il gueule comme un Écossais en kilt se battant pour son indépendance à la fin du XIIIe siècle. Comme si sa vie en dépendait, bordel. Polo, un dimanche matin à 9h, c’est un Neandertal en baskets Adidas et bonnet de laine.
Ce matin, il y a de la figu. Une demi-douzaine de poilus en mini-shorts bleus et T-shirts criards — dont le producteur qui donne de sa personne. Rôle à l’image: petite troupe de pompiers qui font leur jogging matinal en dandinant du cul. Les mecs vont se friper les burnes au bord du canal une bonne heure et demie, le temps de tout mettre en boîte. Sans compter les oiseaux prenant la pose dans les arbres longeant la promenade, qui digèrent tous leur repas de la veille. Et lâchent quelques jolies médailles sur ces pompiers du dimanche. Rires gras et vannes de récré en cascade.
Deux blagues et un son seul plus tard, tout le monde remballe pleine balle et fonce à Ivry, pour le gros morceau de la journée. Deux rangées de boxes, un parking à ciel ouvert avec vue sur des barres de béton.
Les vrais gens de la vraie vie parlent assez facilement de la pluie et du beau temps. La météo de la saison, de la semaine, du jour. Au cinéma, les professionnels vont plus loin. Lorsqu’il pleut des cordes, ils utilisent le service de météo à l’heure de Météo France. Connaitre le temps qu’il va faire dans les soixante prochaines minutes. Savoir s’il y a une éventualité de pouvoir tourner, sans vache qui pisse, rapidement. De même, quand il y a un beau ciel bleu orné de beaux nuages blancs de coton, un assistant opérateur se saisit d’un monocle de compétition et zieute le soleil droit dans l’oeil. C’est de la météo minute. Le mec observe le mouvement des nuages, anticipe leur passage devant le soleil (donc la perte de luminosité) puis estime la durée des éclaircies. À maintes reprises, dans la journée, le mec anticipera la question du chef op’.
Trente secondes de fenêtre de tir — guère plus.
L’équipe s’affole, lance le moteur et shoote une prise. De la pignole de haut niveau. Une putain de brochettes de névropathes, les pros du cinoche. Ces gens-là ont interdiction de parler aux enfants dans la rue. Pour éviter de leur faire peur.
L’équipe son, sourire aux lèvres, va bricoler gentiment. Pour l’ambiance, un micro HF (sans fil) est planqué derrière une bitte en plastique.
Pour le silence relatif pendant les prises, c’est plus raide. Un sol en béton, quelques graviers, des flaques d’eau… L’ingé son roule des yeux à chaque mécanique. Dans ses oreilles, un vrai merdier. Genre football de rue. À l’image, des talons sur le béton, dans l’immensité silencieuse du parking. Juste avant les prises, lui et son perchman foncent toper de la moquette dans le camion. Ils tapissent un chemin pour l’équipe technique afin de limiter la casse.
Pour le reste, ça se passe à l’ancienne: le perchman se fait les bras en portant une marmotte plantée au bout de sa canne à pêche.
Une jeune comédienne rejoint la bande pour tous ces plans. Discrète, tranquille, souriante, disponible. Elle se plie aux exigences de chacun chacune sans le moindre soupir. Entre la mise en scène, l’image et le son, la demoiselle doit être malléable au possible.
Quelques plans simples, au steadicam, en extérieur, avant de s’enfermer dans un box, ce qui réduit le monde à quelques mètres carrés obscurs et crasseux jusqu’à 18h. La Dream Team va jouer du chausse pieds pour faire rentrer les comédiens, la caméra, le chef op’, les assistants opérateurs, l’ingé son, La première assistante-réa, la marmotte et les lumières autour de la voiture qui occupe 90% de l’espace disponible.
Pour les besoins de la scène, la porte coulissante du box doit se fermer brutalement. JP, l’accessoiriste, la bricole: il fait sauter les ressorts qui ralentissent la fermeture. Modification qui va demander un peu d’entraînement à la comédienne pour éviter de se faire trancher en deux à chaque prise.
Une après-midi de taff de précision. Beaucoup de plans, peu d’espace, une ambiance faite de petits riens dans un trou de merde.
La crasse n’empêche pas la bonne humeur. L’équipe est à la cool: le lieu de tournage est paisible, le monde extérieur interfère peu, sauf bricolos du dimanche qui viennent récupérer des babioles dans les boxes adjacents.
Fin de journée de fonctionnaire: 18h et des poussières. Mais pas fin de l’histoire. Pitt, qui crèche à deux pas avec sa blonde qui est brune, paye son café à l’accessoiriste. JP, le cul posé sur un coussin douillet dans l’intérieur coquet, en sirotant son Nespresso, entre deux conseils en plomberie pour venir à bout de fuites agaçantes dans l’appart’, déballe un peu sa vie. Un p’tit bout. Un rien du tout. Le mec raconte sa tronche. Une violence inouïe, à s’en déboîter la mâchoire, pour un amour sur courtes pattes d’un mètre soixante. L’histoire de sa gueule mériterait un chapitre de roman à succès à elle toute seule. Mais se limite à un café-clope un dimanche soir, dans un appart’ anonyme d’une barre d’immeuble d’Ivry-sur-Seine.