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Vélo Francette • 1 • Une fenêtre sur le monde

Roule, Forrest, roule

Ouvrir les yeux 31 minutes avant le départ du train n’est peut-être pas la meilleure chose à faire. Mais chacun ses vues sur l’affaire.

La porte de la maison est forcément fermée à clé. Pavlov y a veillé personnellement. Claquement de porte, tour de clé. Réflexe. Forcément. Oublier ce geste semble impossible. Forcément.

Arriver en nage 4 minutes avant le départ du train est une piqûre d’humilité.

Un voile épais s’abat sur le monde alentour. Des milliers de perforations laissent filtrer la lumière mais brouillent les contours des bâtiments et des champs et des ombres et des gens. De Nantes au Mans et du Mans à Caen, les stores du TER resteront tirés. Le monde sera réduit à une somnolence irrégulière, au cliquetis des vélos suspendus et aux chuchotements des passagers.

loin du mondeloin du monde

Elles ne parlent pas — elles chantonnent leurs phrases, ponctuées d’éclats de rire. Elles ont des sacs à dos de la taille d’une cabine téléphonique anglaise, des gobelets qui débordent de café au lait, des pâtisseries collantes de sucre emballées dans des sachets papier. Les premières annonces de retard à Alençon, grésillant dans les enceintes du TER à destination de Caen, les laissent perplexe. Une traduction sommaire en anglais les rassure.

Thank you.

Leur langue slave leur permet de se parler et de rire sans se regarder. La grande brune déglingue sa pâtisserie sans faiblir, la petite châtain à lunettes réduit son monde à l’écran tactile de son téléphone. Puis elles inversent les rôles.

Suite à un incident de voyageurSuite à un incident de voyageur

Une demi-heure de retard à l’arrivée à Caen, un soleil qui sèche son monde malgré les 5 degrés de moins par rapport à Nantes, un SMS qui donne le top départ à sa façon.

… Voir où la poésie se niche sur cette terre…

Planté sur le parvis bétonné écrasant de lumière, avec le cœur qui bat la chamade et la vue qui se brouille, l’envie d’aller se nicher ailleurs que dans cette ville provoque des fourmis dans les jambes. Pédaler, hésiter, s’arrêter, se situer, repartir, chercher une issue. Sortir d’une ville, la fuir, est toujours une putain de lutte, bordel.

Gambino sur la ligne de départGambino sur la ligne de départ

Il y a quelques jours, lors d’un déjeuner avec C., nous sommes arrivés à une conclusion. Le monde est d’une brutalité sans bornes. Rien de nouveau sous le soleil, hein. Mais :

  1. ça fait du bien de le dire à voix haute
  2. C’est exactement la sensation qui saisit quand on cherche à quitter une ville, trouver un chemin, un vrai, excentré, qui offre une issue aux rues des villes qui étouffent comme des impasses

À quel moment la brutalité est devenue la norme ? Est-ce un choix conscient fait par une entité supérieure — le monde des hommes sera laid — ou bien avons nous simplement, au fil des siècles, laissé faire ?

Une plaque de rue en ciment érodé se plante en issue de secours.

Pour s’enfuir, c’est par là

À partir de là, tout change. Passé les quelques kilomètres de banlieue dortoir perdue en lisière de forêt, le département du Calvados vous accueille sur un tapis de billard au milieu de la verdure.

Point de vue instagrammablePoint de vue instagrammable

Il faut quelques kilomètres pour comprendre que cette voie verte est une tresse de 3 mèches distinctes : la piste cyclable, l’Orne et, moins visible mais bien présente, les rails de l’ancienne voie de chemin de fer, envahis par les herbes hautes et les orties et les fleurs sauvages qui lui règlent son compte avec la douceur et la détermination de la terre. Jusqu’à Thury et après, des ponts permettent d’enjamber la rivière et des chicanes de croiser les rails en douceur.

Et au milieu se déroule un tapis de billardEt au milieu se déroule un tapis de billard

Régulièrement, ce qui était un passage à niveau est dorénavant une petite bicoque en pleine campagne ou au milieu d’une bourgade. Chaque bicoque offre un spectacle de plus ou moins bon goût : des parterres de fleurs, des potagers explosifs, des nains de jardin définitivement crétins.

Et au milieu coule une rivièreEt au milieu coule une rivière

À Thury, après une trentaine de bornes, une épicerie plantée là propose des thés pétillants aux saveurs exotiques, du citron vert à la mangue en passant par le gingembre. Qui se marient à merveille avec un œuf dur et des tomates cerise planqués dans la sacoche.

pit stoppit stop

Celle qui tient l’épicerie a les rondeurs généreuses de celles et ceux qui mangent le beurre doux à la cuillère, l’humeur joyeuse de celles et ceux qui tiennent un commerce d’abord pour le plaisir de jouer à la marchande, et l’honnêteté de celles et ceux qui connaissent bien la région.

Jusqu’à Clécy, ça file tout doux. Après, ça va piquer un peu.

En quittant l’épicerie, il faut de nouveau poser pied à terre. Pour un panneau. Qui rappelle de quoi il est question exactement à partir de maintenant.

Ce panneau a sa façon bien à lui de dire :

Bah ouais t’es con.

L’honnêteté de l’épicière a été d’une précision géographique déconcertante. Douce caresse jusqu’au Clécy, belle claque dans la gueule sur le viaduc de la Lande qui offre un point de vue à pleurer sur la vallée de l’Orne puis fin de la voie verte, le Calvados vous souhaite bonne route.

Droite gauche et les départementales cabossées accueillent les derrières assoupis et les poignets tiédis des cyclistes à peine échauffés. Jusqu’à pont d’Ouilly, le trajet se fait sinueux à l’horizontale et à la verticale. À la verticale. À la verticale. À l’horizontale. Droite gauche, haut bas, droite gauche, haut bas haut bas haut bas.

Vers le haut, certes il y a l’effort, mais le décor fait des cadeaux, promet des points de vue, parfois juge en silence avec des Jésus toujours consternés par la piètre prestation.

Jesus is watching youJesus is watching you

Vers le bas, il y a sans doute des jardins fleuris, des murets d’antan, des bottes de foin qui sèchent aux vents, des vaches qui glandent, des champs de maïs qui poussent, des vergers gorgés de fruits, des retraités qui taillent et poncent et lavent et peignent mais FONCE MA GUEULE FONCE VA FALLOIR GRIMPER JUSTE APRÈS SOIT PAS CON FONCE.

Oh. La douce colline verdoyante. Peut-être tomber un rapport, pour gagner en souplesse. Oh. Jésus. Oui, je sais. Pathétique. Ne pas poser pied à terre. Juste pour le faire chier, lui donner tort. Oh. Une botte de foin champêtre. L’endroit idéal pour mourir.

Le retour sur le plat est toujours décevant mais libérateur.

FONCE MA GUEULE après le stop, la route cabossée des derniers kilomètres se fond dans la route principale, douce comme le cul d’un bébé, pentue comme une piste noire, pour offrir une pointe de vitesse, un souffle de dingue, une chemise parachute, une chair de poule bienfaitrice et une voie d’accélération impeccable pour pousser jusqu’à Pont d’Ouilly.

Bienvenue. Dans son jus depuis 1972Bienvenue. Dans son jus depuis 1972

Les chiottes sont turcs, les douches sont vétustes, les grandes étendues d’herbe offrent une alternative aux emplacement délimités par des haies. Le camping municipal, au cœur de la bourgade, sera le palace du soir. Sommaire mais le terrain est à la fois lumineux et boisé, ouvert sur les toits de Pont d’Ouilly. Ladite bourgade a bossé son affaire pour se payer un look de carte postale. Guinguette et bar estival au pied de la rivière, traînée de kayaks colorés sur le cours d’eau, église retapée qui sonne les cloches quand bon lui semble. Et fort. Et longtemps.

Le bar de l’isle offre vue sur l’Orne ensoleillée, boissons fraîches, cacahuètes salées, table et chaise sommaires mais confortables. Le meilleur bureau du monde pour celui ou celle qui ne veut surtout pas travailler.

Bilan

Kilométrage

  • du jour : 53 km
  • cumulé : 53 km

Notes pour plus tard

  • Se réveiller plus de 31 minutes avant le départ de son train

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