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Journal d’un charlot • 9/9 • Ivresse de la nuit

«Être réalisateur, c’est ramasser ton vomi de la veille»

Donner des directions d’acteur à Polo, c’est expliquer les règles du Monopoly à un enfant de quatre ans.

Pitt pète le feu. Depuis la veille, c’est une machine à citations d’auteur sur le cinéma. Un geyser. Il en lâche par intermittences, quand il a une montée de sucre. Après deux enchiladas au boeuf et trois tacos poulet-fromage, il parle aux étoiles. Polo, de son côté, boit de l’eau — source d’inquiétude pour tous ou presque. Il est 20h00, tout le monde est attablé dans un resto mexicain du boulevard du Montparnasse, à deux pas de Port-Royal. Le chef op’, les électros, le perchman… Beaucoup se laissent aller à une petite bière mexicaine. Sauf Polo. Ça chuchote sec dans son dos.

Police Nationale

Ce soir, c’est grand luxe. Une gueule de gros moyens, des autorisations par paquets de douze, des dérogations en cascade… Ce soir, c’est du grand cinéma qui déambule sur un boulevard. Et qui a besoin de son comédien principal serein. Si Polo carbure à l’eau plate, c’est qu’il sera de corvée dans la soirée. Tard, bien après minuit, après deux plans simples et beaux dans la rue de la Grande Chaumière et une balade en bus. Il devra s’installer sur un vieux scooter Peugeot — une antiquité qui a vécu la Guerre du Golfe. Puis il devra conduire ce vétéran du désert. Polo, il n’a jamais froid; Polo, il se pilonne la tronche avant, pendant et après des plans séquence d’une minute trente; il se roule dans la terre, la crotte et la poussière pour l’authenticité; il siffle des 8.6 comme d’autres des Perrier-rondelle; il mange des bananes par paquets de douze, avec la peau; il invente des insultes communistes pendant les prises. Mais collez-lui un 50cm3 entre les cuisses, et le Polo, il a les roubignoles qui font l’autruche. Sans compter la pression psychologique ambiante. Parce qu’il a pour habitude de se faire faire trois points de suture par tournage. En moyenne. De son propre aveu. Alors, à l’annonce de ce chiffre, quelques jours plus tôt, en évoquant la scène en scooter, le prod ne rit pas et la première assistante rit jaune. Pitt, lui, accepte sereinement l’éventualité du décès de Polo, le soir du dernier jour de tournage, lors du tout dernier plan. Effet The Crow garanti: et une croûte devint culte. Pour ne fâcher personne cependant, Pitt briefe Polo, épaulée par Gaia, Mère Nature Nourricière de tout être sur Terre.

Pas de wheeling. PAS de WHEELING. Et pas d’insulte improvisée. À la moindre impro, le 4x4 pile sec et on t’emmanche la caméra HD jusqu’aux dents de sagesse.

Du coup, ce soir, devant les enchiladas, c’est eau plate au goulot pour Polo. Un peu de sauce piquante pour les sensations en bouche, mais c’est tout. Le 4x4 susnommé, c’est le véhicule qu’a loué le producteur le temps du tournage pour faciliter certains déplacements de l’équipe. Utilisé ce soir comme voiture-travelling. La caméra à what-mille dollars ficelée à l’arrache dans le coffre; le chef op’ et la première assistante opérateur coincés derrière la cam’ — il faudra les sortir au chausse-pied; l’ingé son, la scripte et la première assistante-réa au chaud sur la banquette arrière; le prod’ au volant; Pitt en passager, un écran de contrôle coincé entre les genoux.

L’autorisation de tournage et les dérogations obtenues par la régie auprès de la Préfecture de Police de Paris feront de ce plan un pur moment de rock’n’roll:

  • L’autorisation permet de filmer Polo au guidon du vétéran du désert sur le boulevard du Montparnasse, entre Port-Royal et Vavin. Il y aura une demi-douzaine d’allers-retours au total, entrecoupés de pauses en feux de détresse. Pitt prendra soin de dire à l’équipe image et à l’ingé son de ne pas couper entre les prises, de filmer Polo en continu, de choper ses poses pendant les battements.
  • La dérogation permettra de filmer Polo sans casque, le nez au vent, la clope au bec, calé sur le vétéran comme sur un canapé.

Le savoir-faire de l’équipe joue aussi un peu dans le résultat à l’image. Tout comme le charme naturel de Polo.

Il y aura certes une interpellation de la Police Nationale. Avec un kéké comme Polo, un bonnet pour seul casque, qui fait le mariole au guidon d’une poubelle à roulettes devant un 4x4 au hayon grand ouvert, n’importe quel têtard dans une Peugeot blanche à bandes bleues se risquerait à jouer de la sirène. Dérogation dégainée par le prod’, poignée de main des kissdé avec la star, photo souvenir avec le téléphone coincé entre la paire de menottes et la matraque… Interpellation rondement menée. Les flics ne sont parfois que des badauds en uniforme.

Retour auprès des camions de matériel vers une heure du mat’. Dernier plan dans la boîte. Polo et le reste de l’équipe embarquée iront de leurs comptes-rendus cartoonesques sur la scène tournée et l’interpellation. L’assistante-réa annoncera la fin de tournage officiellement et tout le monde s’en roulera des bien baveuses. En arrière plan, la régie remballe malgré le relâchement du reste de l’équipe.

Mère nourricière

La régie, c’est une mère sur un plateau. C’est l’équipe qui veille au grain pour que les autres puissent bosser sans encombre. Démarches administratives, repas, logistique des véhicules, transport des personnes… C’est la régie qui lâche des chaufferettes quand l’équipe se les caille sévère à Edgar Quinet; qui sort des couvertures quelques heures plus tard pour protéger des figurants fraîchement vêtus; qui veille à ce que des bananes soient quotidiennement dispo pour faire plaisir à Polo… Sa seule récompense, à la régie, c’est que tout glisse. Que tout file. Que les camions se garent facilement pour limiter les pertes de temps, que tout le monde ait à manger en temps voulu, que la maquilleuse ait un spot tranquille et au chaud pour travailler sereinement, que tout soit carré pour éviter les frais et les mauvaises surprises. Cette régie, c’est la p’tite équipe d’arrière plan qui déboule avec des croque-monsieur maison à minuit, en pleine rue, le dernier soir de tournage, protégés par de l’alu pour minimiser la perte de chaleur. Du chèvre, du chorizo, de l’emmental, du jambon. Chauds, fondants et croustillants. La Dream Team, en une bouchée, se retrouve en enfance avec cette petite attention. Et parée pour le tournage de la séquence en voiture-travelling.

Bus 306

Cette même régie a dégoté le resto mexicain qui sert de l’eau plate à Polo et de la bière aux autres. Elle a aussi négocié avec la RATP pour toper le premier spot de tournage de ce dernier soir, bien avant la séquence du scooter du désert: un bus. Le 306, c’est son nom de code. Saint-Maur-Créteil-RER <=> Noisy-le-Grand Mont-d’Est-RER, c’est son parcours en temps normal. À 20h30, l’engin est calé, en feux de détresse, face au resto mexicain, sur la voie de bus, dans le XIVème. Loin de sa route. Cette même régie déboule avec l’un des camions de matériel. Les électros et assistants opérateurs chargent le matos dans le bus. Puis Pitt et sa p’tite gueule, le prod et sa sacoche, la scripte et son cahier, les assistants-réa et leur talkies, les électros et leurs gros doigts, les assistants opérateurs et leurs doigts délicats, le chef op’ et ses grands yeux, l’accessoiriste et ses babioles, un régisseur et sa roulante, et enfin les figurants et leurs cernes grimpent dans le bus. Résultat: spécialement affrété pour le tournage avec chauffeur, vigile et agent technique qui sont déjà à l’intérieur, le monstre a une méchante gueule d’heure de pointe en sortie de gare un soir de novembre. Ça schmoute le chien mouillé, ça sent la fin de journée. Bienvenue à bord.

Merci de faire attention avec les produits salissants.

L’agent technique, il n’est pas venu pour faire des blagues. Pour tant, personne ne désosse un vieux scooter volé qui pisse de l’huile sur les sièges — il est garé plus loin. C’est l’ingé son et le perchman qui déballent leurs marmottes. Mais le mec préfère prévenir, au cas où. Du coup, les premières minutes, tout le monde hésite à poser un cul et larguer une caisse dans le 306 de Noisy-le-Grand paumé dans le XIVème. Tout un merdier et un maniaque coincés dans un bus pour deux plans à la con:

  1. Polo tape au carreau de la porte du bus qui roule, le bus s’arrête puis Polo grimpe
  2. Polo, essoufflé, pose son derrière sur un siège propre, sans huile ni marmotte.

Polo et son bonnet sont dehors, sous l’abri-bus, avec un assistant-réa. Il attend le départ du bus. Celui-ci met les gaz, mais vraiment plein, Polo court, rattrape le bus, toque au carreau, le mec ne s’arrête pas, Polo court, toque, le mec ne s’arrête pas, court, toque, ne s’arrête pas, court, toque, s’arrête pas, court, toque, C’EST POSSIBLE D’ARRÊTER LE BUS?, le bus s’arrête, le mec ouvre la porte et laisse grimper Polo qui est en vrac. Il a failli se flinguer les chevilles dix fois sur le putain de rebord en ciment qui sépare la voie de bus de la chaussée et se manger pas loin de trois feux. Va falloir la refaire, sans la douleur.

Pour la refaire, un demi-tour s’impose. L’autorisation de tournage dans le bus est très spécifique. Entre Port-Royal et Vavin, circulation du bus affrété autorisé. Arrêt possible à proximité des arrêts de bus, pas de stationnement prolongé. Donc, pour refaire une prise, le bus doit aller jusqu’à Port-Royal, faire demi-tour, se caler à nouveau à proximité d’un arrêt, le moteur est demandé, ça tourne, le bus démarre en douceur, Polo court, toque, le bus s’arrête, la porte s’ouvre, Polo grimpe, en détente. Puis direction Vavin, demi-tour, arrêt de bus et rebelote. Trois prises en trente minutes. Puis changement de plan.

La mécanique magique

INT. Nuit, bus.
Polo, essoufflé, pose son derrière sur un siège propre, sans huile ni marmotte.

Une phrase dans le scénar’ égale à un plan beauté sur le plateau. Gros plan sur belle gueule, vitre embuée à l’arrière plan, amorces floues, scintillement de gyrophare, mise au point sur le pétillant des yeux… La tronche de Polo doit être un bijou à gueule de voyou. Pour tomber un plan comme celui-là, comme pour n’importe quel autre, c’est le taff de toute une équipe. Un ballet chaotique pour un non-initié.

Il y a Pitt. Qui veut voir quelque chose. Sur la base de ce souhait, fruit d’une image qu’il a dans la tête, David, le chef opérateur, détermine, approximativement d’abord, l’emplacement de caméra. Puis une longueur focale — une taille d’objectif. Il transmet cette dernière info à Chris-Kross, deuxième assistant opérateur, qui prend l’objectif désiré et l’installe avec Zaza, la première assistante, sur la caméra. Ce faisant, Jean, le chef machino, place le pied de la caméra à l’endroit désigné par David. En parallèle, ce dernier transmet aux électros, Gaël et Stéphane, des indications de lumière. Les sources de lumière artificielle, naturellement présentes dans le bus (comme les néons) ou amenées par l’équipe (projecteurs et lampions), sont altérables. Des calques pour diffuser, une augmentation d’intensité, des drapeaux pour casser des ombres… l’équipe lumière dispose son attirail pour ajuster le rendu de la lumière. Une fois la caméra en place, David affine le cadrage, déplace la caméra jusqu’à être satisfait, en accord avec Pitt. Alors Claire et Nathan, assistants mise en scène, interviennent et placent les figurants (comme par exemple Bob, beau barbu ténébreux, sublime quand il est flou). Ces arrière-plans, ces amorces, donnent de la consistance à l’image. Un sentiment d’activité, de vie. Leurs places, leurs positions sont ajustées. Pour la buée sur la vitre, tout le troupeau parqué dans le bus s’en charge sans forcer. Si elle se dissipe, qu’un frottement l’estompe, JP, l’accessoiriste, intervient avec une bombe à mater — un aérosol normalement utilisé sur les plateaux pour atténuer la brillance des carrosseries ou autres. Appliquée avec discernement sur une vitre, la bombe à mater fait office de buée. JP ajustera son travail entre chaque prise. Se place alors le comédien — Polo. Sa p’tite gueule de voyou, c’est Chloé, la maquilleuse, qui l’a fignolée. Une fatigue prononcée sous les yeux, une blessure discrète à la joue… Cette jeune femme dessine des états, à même la peau. Une fois Polo en place, Zaza, la première assistante opérateur, va caler la mise au point au p’tit poil du cul sur le pétillant des yeux. Basée sur une mesure précise, elle ajustera le tir si nécessaire pendant les prises. Pour que la lumière d’un gyrophare scintille sur le visage de Polo et soit perceptible à l’arrière plan, François, régisseur général, en a collé un sur le toit d’une voiture. Calé à quelques centaines de mètres en amont du bus avec Nathan, assistant mise en scène, il attend le signal de Claire, la première assistante, planquée dans le bus, qui l’avertira au moment opportun.

À l’image comme au son, Polo doit être essoufflé. Pour l’authenticité, Polo, qui a bu de l’eau ce soir, tapera des séries de vingt pompes à toute blinde entre chaque prise. Pour capter tous les sons du bus et de Polo, François, l’ingénieur du son, va placer un premier micro d’ambiance fixé à une barre du bus. Puis il va positionner et ajuster les déplacements d’Elton, le perchman, qui a la lourde tâche de saisir les moindres variations sonores de Polo dans l’environnement, du moment où il se met à marcher, hors champ, au moment il se pose pour le plan beauté. Bras de bûcheron, pas feutrés, souplesse des poignets. La perche est un instrument incongru extrêmement sensible. Trop près, ça pique l’oreille; trop loin, c’est nul. Elton se calera pendant les répèt’ puis affinera ses trajectoires et ses placements sur chaque prise. Les yeux rivés à l’écran de contrôle, la main sur son chrono, Alice, la scripte, scrute les moindres détails. Un manteau ouvert ou fermé, un bonnet sur la tête ou pas, la durée de la prise… Elle reporte tout sur son rapport journalier, mémoire écrite du tournage. En bout de chaîne, planqué dans un coin, l’instigateur, désormais premier spectateur, un casque de retour son sur les oreilles, Pitt, qui se paluche devant l’écran de contrôle. Le moteur est demandé, l’action lancée. Le bus se met à rouler, Polo marche, contourne la caméra, s’assoit, soupire, le gyrophare approche, scintille sur son visage puis disparait dans la nuit. Les secondes s’étirent. Et Coupez résonne dans le 306. Tout le monde se détend du string. Polo fait ce qu’il fait après chaque prise de chaque plan, chaque jour de tournage: il cherche Pitt du regard. L’approbation ou la grimace. Il accepte les deux, commente son jeu puis se remet en place si besoin, comme le reste de la bande. Quelques prises seront nécessaires pour le plan beauté de ce soir. Un gyrophare tardif, un bus qui part trop fort. Des calages imperceptibles pour quelques fragments de bleu.

Pour tomber un plan comme celui-là, comme pour n’importe quel autre, c’est le taff de toute une équipe. Un ballet chaotique pour un non-initié.

Du chaos naissent les étoiles.

— Charlie Chaplin


Big Up

  • À Pôle Emploi d’avoir financé” l’aller-retour Nantes-Paris.
  • À mujer pour le B-twin qui crevait d’ennui dans le local à vélos.
  • À Guillaume d’avoir accepté l’errance d’un inconnu sur le plateau.
  • À François et Elton pour la mise à disposition d’un retour son.
  • À l’équipe image pour les mous dans l’arrêt.
  • À Puce pour l’invitation à passer, la deuxième batterie et la pluie de citations. Outrecuidance…

Toutes les chroniques du tournage sont là →

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